Jolie petite histoire.
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T’as pas de blé, tu peux pas te bourrer la gueule, t’en as, tu picoles trop. T’as pas de meuf, tu baises pas, t’en as une, c’est la guerre.
Mon héroïne à moi c’est votre visage trempé par les larmes.
▬ Silas, quand je dis tout de suite c’est tout de suite.
▬ Ouais, ouais, j’arrive.
Dans les livres, on dit que ce sont les parents qui s’occupent des enfants, qui les nourrissent, qui les bordent le soir dans leur lit à la nuit tombée, qui leur lisent des contes de fées et qui leur interdisent de regarder la télévision passée une certaine heure ou même de toucher au couteau à pain dans la cuisine. Dans sa famille, ça n’a jamais été comme ça. C’aurait été moins marrant d’ailleurs. Comme bon nombre de gosses avant lui, il avait appris à huit ans que son père s’était tiré avec une gonzesse piochée au rabais dans un quartier de plaisirs, laissant ainsi sa mère seule pour l’élever et pour s’éclater la tête sur la table d’avoir fait un gamin aussi turbulent. Il n’avait jamais été super sympa avec elle et il pensait que c’est un peu de ma faute si elle est comme ça aujourd’hui. Mais c’est pas son problème. Tout ce qu’il sait c’est que, là, maintenant, sa mère faisait partie de ses clients. Une camée comme les autres en manque de sa dose quotidienne en train de baver sur la table du salon, les pupilles dilatées et les mains crispées sous l’effort pour contrôler ses membres trop agités pour rester calme.
Il n’avait jamais cru que la vie était couleur rose bonbon ou que les plantes vertes de leur misérable appart’ allaient survivre au milieu de tous ces dégagements toxiques. Il ne s’était jamais inventé une autre vie pour tenter d’échapper à celle-là parce que sa vie lui convenait parfaitement. C’était pour ça d’ailleurs que lorsque les services sociaux s’étaient présentés sur le pas de sa porte, il avait affiché un grand sourire en assurant que tout allait bien. Parce qu’il avait tout ce dont un adolescent pouvait rêver.
A seize ans, Silas avait une télé pour lui, une baraque quasiment à lui vu qu’il se chargeait de payer le loyer, un frigo bien rempli, une ribambelle de clients qui le sollicitaient de jour comme de nuit, une mère, complètement à côté de ses pompes, qui trouvait son compte dans le fait que son fils se reconvertisse en marchant de rêves et, par-dessus tout, il avait assez de fric pour s’offrir ce qu’il voulait. Des fringues de luxe aux boîtes de conserve. Il ne manquait de rien. Pourquoi perdre son temps à rêver lorsqu’on a le monde à ses pieds ?
▬ Putain, Silas. Plus vite.
Il lui aurait bien dit de la fermer si elle n’avait pas été sa mère. Depuis quelques temps, il envisageait sérieusement de lui faire payer chacune de ses prestations, mais elle aurait sûrement trouvé un moyen de se venger, en rappelant les services sociaux par exemple. Alors il se pliait au moindre de ses désirs comme un bon fils s’occupe de sa génitrice et ça s’arrêtait là. Il se chargeait de lui préparer ses fix et de la regarder planer au-dessus de ses soucis. Elle ne s’était jamais vraiment remise du départ de l’autre con et c’était peut-être pour ça qu’il acceptait de rester dans cette baraque qui suintait l’ennui et le désespoir. Sinon, il se serait tiré depuis longtemps. Elle lui faisait pitié.
▬ Heureuse ?
J’ai remonté la longue avenue aux merveilles à la recherche d’une lampe magique pour invoquer un génie.
▬ C’est la première fois que tu fais ça ?
▬ Je.
▬ C’est pour quoi ? Une rave party ? Un moment de défonce pour oublier que ton chien a rendu l’âme et gît maintenant six pieds sous terre dans ton jardin de quatre hectares ?
▬ Non, c’est pas pour ça.
▬ T’inquiètes. Tu prendras vite l’habitude. Tu t’appelles ?
▬ Eileen.
On dit que nous perdons tous 21 grammes au moment précis de notre mort… Le poids de cinq pièces de monnaie. Le poids d’une barre de chocolat. Le poids d’un colibri. 21 grammes. Est-ce le poids de notre âme ? Est-ce le poids de la vie ? Pour lui, c’était le poids de ce qu’il donnait à cette nana un peu naïve aux vêtements regorgeant des marques les plus luxueuses et aux doigts peinturlurés aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle avait l’air conne, ainsi accoutrée, dans cette venelle dans laquelle il l’avait entraînée. Ça lui coûterait cher, mais elle avait les moyens.
On a toujours les moyens quand il s’agit d’héroïne.Elle avait l’air de ces gamines tout droit sorties d’un conte de fées. Le genre un peu naïf, un peu mignonne, pas baisable à cause des traits encore trop marqués de l’enfance, mais assez adorable pour qu’on essaie de lui éviter les pires ennuis. Silas, lui, il s’en foutait. Qu’elle se défonce et qu’elle sombre dans la merde lui passait au-dessus de la tête. Ce qui lui importait, c’était d’estimer si elle reviendrait ou non. Si elle manifesterait l’envie de pousser l’expérience plus loin, de s’enraciner un peu plus profondément dans cet abîme sans fond qui l’avalerait tout entière pour ne recracher que quelques morceaux d’une âme disloquée. Il avait besoin de savoir. Une nana pleine aux as, ça rapporte toujours beaucoup, mais une nana pleine aux as et qui en plus n’y connaît rien, c’est encore mieux.
Il lui adressa un sourire à la fois sincère et hypocrite. Parce qu’il n’était jamais vraiment lui et parce que cette gamine n’avait pas l’air de savoir ce qu’elle faisait. Ses yeux reflétaient une détresse qu’il avait du mal à analyser. Mais à quoi bon ? Ça ne lui rapporterait rien de s’enticher de ses problèmes.
▬ Merci.
▬ On ne dit jamais merci pour ça, Eileen. Tu payes, tu prends, tu t’en vas.
▬ Ça t’amuse d’essayer de te donner des airs de salaud ?
▬ Autant que toi qui achète de la came parce que c’est un truc qui plairait pas à ton paternel.
Un partout. Premier round. Match nul.
Quelle sale gamine, putain.
Elle avait ce quelque chose qui faisait d’elle une pétasse. Une vraie.
Le bruit des talons haut heurtant le sol avec acharnement parvint jusqu’à lui, comme une mélodie à moitié rongée par les heurts et le manque de talent de l’interprète. Elle était revenue. Avec sa jolie robe blanche, ses ballerines noires et son collier Tiffany. Ses pupilles dilatées trahissaient son excitation et son envie de retourner dans les bras de Dame Ivresse et de son incroyable postérité : luxure, perversité et débauche. Les gamines de bonne famille sont toujours les plus promptes à se laisser aller à ce monde sale et indigent.
▬ On s’éclate ?
▬ Laisse tomber. Donne.
▬ On a déjà oublié les politesses du premier jour, Princesse ?
▬ Arrête Daisy. C’est pas le moment.
Quand il traitait avec de nouveaux clients, il leur filait d’abord son surnom. Il n’était pas encore assez con pour ne pas envisager le fait que, sous la pression, un de ses protégés ne se mettent à parler un peu trop aux fédéraux. C’était un métier qui payait bien, mais qui restait illégal aux yeux de la loi, on se demandait pourquoi.
Daisy ce n’était pas le nom d’une jolie fleur, et encore moins celui d’une princesse. Daisy c’était le nom d’une bombe qui avait fait des ravages lors de la guerre du Viêtnam.
▬ Combien cette fois ?
Moi je crève face aux déboires de la réalité. Cette garce m’a pas donné mon manuel : « La vie en 10 leçons. »
Elle avait ces yeux aux orbites enfoncés jusqu’à l’extrême et donnait cette impression de misère absolue. Ses vêtements étaient à moitié déchirés, ses lèvres grisâtres ne murmuraient plus que des mots improbables que personne ne voulaient comprendre. Allongée dans la ruelle sale, elle n’avait plus pour elle que cette prison de chair dont elle ne savait que faire, sinon la nourrir à coups d’injections intraveineuses et de descente d’alcool. Elle était moche. Recouverte d’une répugnante patine de misère. Les gens refusaient de la voir, de l’approcher, de lui tendre la main, parce qu’ils avaient l’impression qu’à son simple toucher, toute la misère de son existence déteindrait sur eux. Tout comme ses parents qui l’avaient abandonnée à son sort. Faut dire qu’elle faisait pitié à voir. Elle n’était plus rien. Une loque qui se traînait le long des murs, tentant de se faire happer par le bitume et rêvant d’une autre vie. Peut-être se serait-elle suicidée si elle en avait eu le courage. Mais elle avait trop peur du manque et de ses effets. Elle pensait que si elle mourrait, alors le manque l’avalerait toute entière pour ne faire plus qu’un avec elle. Elle redoutait la souffrance et haïssait ce monstre tapi qui la guettait à chaque fois qu’elle mettait trop de temps avant de réalimenter ses veines en poison irisé.
Elle ne voulait rien. Juste du fric. Un fix. Et sombrer à nouveau dans la décadence. Mais ses poches étaient vides, ses doigts se refermaient sur sa pénurie tout en rêvant d’un liasse bien garnie. Alors elle se leva. Le monde ne s’arrêterait pas de tourner, sa vie n’en serait pas plus pitoyable. C’était sa décision. Son horreur. C’est pour ça qu’elle se plongea dans les bras de ce vieux bonhomme rongé par les âges. C’est pour ça qu’elle fit mine d’y prendre du plaisir, qu’elle céda à tous ses caprices et qu’elle se blottit contre son torse décharné alors que ses mains allaient serrer ce qu’il lui donnait en échange de ses services. Elle s’était toujours promis de ne pas sombrer assez pour ça. Elle avait toujours soutenu face aux autres qu’elle ne serait pas réduite à ce genre de marché véreux et crasseux. On lui rirait au nez. Mais elle aurait sa coke, son héro, son ecstasy, et elles lui permettraient d’oublier.
▬ J’ai l’argent.
▬ Ouais, mais là c’est juste le remboursement de ce que tu me devais déjà, Eileen.
▬ Je t’en supplie. J’ai déjà tout donné.
▬ C’est pas mon problème.
▬ Je te rembourserai plus tard, Silas. Sois sympa.
Elle avait son nom. Son vrai nom. Il le lui avait dit un soir où elle était venue réclamer une nouvelle dose. Elle le fixa de ses yeux souillés et posa sa main sur son épaule, lorgnant avec avidité le sachet qu’il lui tendait en soupirant.
Ce petit sachet de poudre valait tous les trésors du monde. Il avait même bien plus d’importance que sa virginité.
Que ton nom soit sanctifié.
▬ Qu’est-ce que tu m’fais là ?
▬ Tu ne peux pas comprendre. Mais c’est grâce à toi.
▬ T’as pris quoi pour planer aussi haut ?
Rien. Elle n’avait rien pris. Elle n’avait touché à rien depuis plusieurs jours et elle avait renoué avec ses parents contre une promesse d’une bonne cure de désintox. Son monde avait basculé aussi vite qu’elle avait sombré, au grand damne de Silas qui n’y comprenait rien. Elle avait changé. Elle avait compris. Comme si elle était allée se confesser et que sa présence dans la maison de Dieu avait fait voler en éclats tous ses péchés. Il avait face à lui un monstre de pureté, le retour de la petite fille sage qui était venue lui réclamer un bon fix sans savoir comment s’y prendre.
C’était quoi ce mauvais délire ?
▬ Ca y est, t’as décidé de reprendre ton rôle de gentille fille à papa ?
▬ Pas totalement, non.
Elle déposa ses lèvres sur les siennes et tourna les talons. Elle avait troqué ses tenues osées pour une sage jupe écossaise et un chemisier blanc. Ses bas étaient redevenus des collants de laine et les boutons de son haut étaient remontés jusqu’au cou. Ce n’était pas la première. Depuis quelques temps, un changement s’opérait. Plusieurs de ses clients étaient venus lui déclamer leur départ pour un monde meilleur, loin de la crasse des ruelles sombres où les autres dealers comme lui opéraient en silence.
Et puis était venue une lettre. Une lettre assez moche d’ailleurs. Avec des explications bancales et l’annonce de son départ pour une nouvelle école. Il avait accepté pour une seule raison : ses clients s’étaient faits rares. Il lui fallait un nouveau terrain de chasse.
Aisling.
Et j’ai continué à errer dans les venelles enchantées, guettant un signe qui ne viendrait pas.
▬ Combien ?
Elle avait ces grands yeux pâles et cet air détaché du monde. Il avait l’impression que s’il essayait de s’agripper à elle, elle se briserait en mille morceaux. Une poupée de verre qui le regardait sans comprendre, qui répliquait, qui mordait et griffait si c’était nécessaire, mais une poupée complètement camée au cerveau désinhibé par les relents âcres du poison qui se distillait dans ses veines. Elle était belle dans sa déchéance, Sandy. Trop peu centrée sur la réalité qui l’entourait, lui préférant l’ascension vertigineuse que lui procurait chaque injection.
▬ Assez pour une semaine.
C’était sa toute première cliente. Plus tard, elle serait l’une de ses préférées parce qu’elle reviendrait assez souvent pour rendre son commerce prospère.
Il glissa le sachet dans une de ses poches et alla chercher ses lèvres.
▬ Pour la première fois, c’est gratuit. Rappelle-moi.
A Aisling, la partie ne faisait que débuter.