C'était une journée calme. Une journée calme ? Tout le monde vous dira que ça n'existe pas à Aisling, Sieben le premier. Toujours des petits morveux pour courir partout, pour crier, pleurer, préparer de mauvais tours, parfois de simples bêtises ; des conneries de morveux, quoi. La jeunesse. Sieben était comme tout le monde, lui aussi il avait déconné, parfois même un peu trop, comme quand il revenait tout amoché pour avoir cherché la bagarre à une bande de durs à cuire. Sieben aussi avait eu sa jeunesse, son adolescence ; ce monde un peu déformé, un peu sale, où tout est toujours trop terne ou trop criard. Du moins, il essayait encore d'y croire, malgré ce cœur noirci d'amertume, flétri de regrets. Peut-être, en fin de compte, qu'il n'avait pas fait assez de bêtises dans sa vie. Il y a des gens qui vous diront que c'est pas si mal, qu'il vaut mieux éviter les ennuis, peut-être même qu'ils seraient fiers de lui. Sieben, lui, regrettait les erreurs qu'il n'avait pas commises autant que les rêves qu'il n'avait pas vécus. C'était peut-être juste une question de courage : pas d'aventure pour les couards. Il n'était bon qu'à vivre dans l'ombre figée de ses parents, de leurs sourires indifférents, dans l'immobilité de cette vie trop parfaite, au calme, beaucoup trop calme.

En y repensant, même ça, il n'en avait pas été capable. Il n'avait même pas le courage ni la force d'accepter cela. Son cœur était un révolté sans convictions : de ceux qui survivent le plus longtemps, et qui en souffrent à chaque seconde. Comme un parasite qui s'accroche à la vie des autres sans y adhérer. C'était même pas un vrai profiteur, juste un pauvre gars qui manquait de volonté.

C'était une journée calme. Une de ces journées passées dans les retranchements de sa propre angoisse, à se soûler d'idées noires au pied d'un mur devant lequel personne ne passait. Il pouvait rester là des heures, assis par terre, les épaules tombantes et la lèvre molle, à se prendre pour une loque, ses yeux rougis fixant un point invisible sur le mur d'en face. D'un geste lent, fatigué, il leva le bras et traça un « SOS » dans l'air, du bout du doigt, avant de le laisser retomber lourdement. Ça ne voulait pas dire grand chose, en fin de compte, il ne se sentait pas si désespéré que cela. Juste lassé, lessivé. Il se prit à penser que, si Leo avait été là, il se serait assis à côté de lui sans rien dire et aurait simplement regardé le mur avec lui. Peut-être qu'au bout d'un moment il lui aurait proposé une énième cigarette, que Sieben aurait refusée une énième fois. Il ne savait pas si Leo en aurait pris une, ou s'il aurait simplement rangé son paquet. Ça dépendait des fois. On ne savait jamais bien, avec Leo. Ce qu'il se passait dans sa tête.

Les écouteurs laissèrent entendre un dernier don't you cry tonight, et la voix d'Axl Rose traîna encore un moment sur quelques notes de guitare, avant que la ballade ne meure dans un silence reposant. Sieben regarda son lecteur mp3 ; il avait fait le tour de la playlist. Ça faisait quoi, presque deux heures ? Il fourra l'appareil et les écouteurs noirs dans la poche de sa veste, inspira profondément, et se releva en titubant un peu. Une fois son équilibre retrouvé, il s'éloigna en direction de la cour centrale, prêt à se replonger dans le monde. C'était rien qu'une petite crise de nostalgie, finalement. Un besoin pressant de ressasser les souvenirs, de repenser à la bande — la seule aventure qu'il ait jamais vécue. C'était peut-être une erreur, mais c'était la sienne. Et il n'oublierait jamais les soirées passées à squatter entre quatre murs en papier mâché, assis sur des coussins déchirés, quand Leo jouait de la guitare et que le fait d'être tous ensemble suffisait à leur réchauffer le cœur.

L'agitation d'Aisling le rattrapa bientôt. Il ne savait pas s'il était content de sentir à nouveau entraîné par l'agitation de ce monde, ou s'il ne préférait pas finalement stagner dans son amertume avec un bon coup de cafard. Il ne saurait sans doute jamais. Il attrapa par le col un première année qui transportait des ballons remplis d'eau, et se mit à grommeler que c'était interdit, et puis que c'était la plaie à nettoyer après, et que ça mettait encore plus de bazar dans cette école de fous. On sait pas trop comment, mais l'instant d'après Sieben se retrouva avec une bombe à eau « confisquée » entre les mains, tandis que le gamin filait avec le reste de ses munitions, un sourire aux lèvres. Et alors que Sieben commençait à penser qu'il s'était probablement fait avoir quelque part dans la négociation, un petit raclement de gorge sec attira son attention. Un petit raclement de gorge qu'il ne connaissait que trop bien. L'Irlandais prit une profonde inspiration et se retourna lentement vers la jeune fille qui le regardait d'un air accusateur, se préparant à encaisser une flopée de reproches doublée d'un discours moralisateur sur le juste devoir du fonctionnaire au service de la société.