Armand n'a jamais vu la mer.
C'est trivial, pourtant, une mer : un bout d'eau plissé, de l'écume aux lèvres, un grondement des vagues qui s'achèvent. Une simple étendue d'eau iodée et limpide qui reflète le monde comme un trou béant qui l'avale. Il a levé la tête vers le ciel d'un azur impeccable sans nuages qui accueille son regard si bien qu'il ne peut plus discerner dans tout ce bleu où commence et se finit l'horizon.
Il est assis sur un banc. Elle, est accoudée à la balustrade du prolongement qui surplombe le bord de mer. Il y a un peu de sable par terre et sur la rambarde et elle a enlevé ses chaussures. La plage est à quelques centimètres d'elle, séparée par cette balustrade et elle pourrait enfoncer ses pieds dans ce désert d'or désagrégé mais elle ne le fait pas. Elle est trop occupée à lui montrer les goélands qui pleurent là-haut et blanchissent le ciel de leurs ailes. Elle lui parle de la dame qui bronze dans son maillot de bain : elle n'a sûrement pas fait ce nouveau régime in qu'on appelle le ramadan et regarde ce type au loin qui nage si mal, on dirait qu'il se noie.
Elle rit, elle grimace, elle se retourne parfois pour le regarder ou pour s’assurer qu’il est toujours là à l’écouter — mais il préfère croire que c’est pour le regarder. Elle s'agite beaucoup et parle un peu trop fort. Il voudrait lui dire de se calmer mais il est comme hypnotisé par la danse à laquelle se livre son corps, le corps de Scarlett. Elle se penche sur la barrière, peut-être bien qu'elle tombe, qu'elle fait tomber ses mouvements pour les rattraper un autre instant. Qu'elle recommence, comme un de ces bateaux qui naviguent au large et qui est emporté par les vagues, ceux dont la poupe se braque à chaque reflux : comme elle marche, comme elle tangue, que ses jambes se tendent et ses bras se balancent, que sa petite silhouette se déséquilibre et se ressaisie. Ses genoux tremblent, oh c'est tout son corps qui tremble il a l'impression.

Ce qu'il imagine lorsqu'il voit Scarlett, c'est le silence. Aucun vent ne fait plus claquer les branches des arbres et grincer leur feuillage. Plus aucun rire des enfants sur la plage, plus un mot de leurs conversations. Aucune vague ne se déchire plus sur le bord de plage, aucun goéland ne pleure au ciel. Il ne voit pas de femme dans un maillot de bain rouge, ni de joueurs de volleys, ni le type au loin qui est peut-être en train de se noyer. Il ne voit qu'elle. Rien qu'elle et si on avait demandé à Armand ce qu'il avait pensé de sa première fois à la mer, il n'aurait rien su dire. Parce ce n'est pas la mer qu'il admire, c'est encore elle qu'il reconnait, indépendante et seule face à tous les autres sons. Oh il le connait bien le bruit du corps de Scarlett, de ses mains qui passent sur les murs, qui passent sur les meubles pour attraper quelques objets qu'elles ne rendront jamais plus. Il connait les notes aiguës de ses battements de cils et les lignes plus sombres qui remontent le long de ses jambes. Il connait le son de ses pas instables qu'elle rattrape et la résonance de tous les creux et les vides qui se prennent en elle et écho en lui. Armand ne les entend pas ; il les devine juste. Après avoir cherché pendant deux ans la délivrance des sons, il avait rencontré Scarlett et le silence de lui-même c'était fait. Elle est son unique répit lorsque tout enfin, même l'eau, se ploie, s'incline et se tait devant elle. Le silence d'Armand, c'est la révérence suprême que le monde fait à Scarlett.

— Il faudrait qu'on fasse quelque chose Scarlett.
Il ne peut décrire ce qu'il ressent lorsqu’il la voit : la sensation de ses nerfs qui se tirent et s’échauffent, l’ardeur au creux de son encéphale, celle qui irradie jusqu’à son squelette et incendie son cerveau déjà consumé. Et pourtant, pourtant c’est l’hiver, l’hiver infernal en lui, c’est l’horreur intransigeante de l’air qui tombe dans ses poumons, c’est son sang statique qui ne veut plus s’écouler au creux de ses veines. Il a si froid, ce prisonnier de l’énorme néant qui creuse sa poitrine : un néant comme un débordement de trop et de vide. Il ne peut juste pas l’expliquer. Non, tous les mots jamais nommés qui stagnent dans leurs ombres, toutes les phrases jamais prononcées qui planent au-dessus d’eux ne pourront lui servir, tous les sentiments jamais soupçonnés qui imprègnent leurs silences ne le sauveront pas plus. Tout, et rien, ne suffiront jamais. Tout ce qui n’arrivera jamais à lui dire se tient là, dans ce contre-jour de Scarlett, dans ses cheveux blonds qui s'évanouissent dans son dos, dans la voix d’Armand qui veut la ramener à lui, et dans ce quelque chose qu’il essaye de retenir. Il faudrait qu’on fasse quelque chose Scarlett. Quelque chose tous les deux.
Mais il n'a pas le temps de lui dire, de lui parler de ce quelque chose qui se passe entre eux. De ce quelque chose lorsqu'elle se retourne et lui sourit. De ce quelque chose lorsqu'elle vient se poser à ses côtés sur le banc. De ces autres, tous ces quelque chose qui se prennent et se confondent et se ferment entre Scarlett et Armand. Lorsqu’elle vient le rejoindre sur ce banc, se rend-t-elle compte enfin qu’elle envoie tout valser ? Qu'il a déjà oublié tout ce qu'il a un jour voulu lui dire.
— Tu veux une glace peut-être ?
Et il ne lui reste plus rien à exprimer que ce moment même où elle s'assoit à ses côtés.

Armand sait qu'il n'est qu'un autre personnage secondaire de la vie de Scarlett. Ça ne le dérange pas. S'il fallait décrire la vie d'Armand, on parlerait sûrement de quelques rencontres, on empilerait des anecdotes négligeables et qui s'enchainent personne ne sait trop comment. C'est vrai qu'Armand vie, on s'en étonnerait presque. Tout n'a toujours été qu’inexplicables coïncidences : un beau jour on lui apprend qu'il a un don qui ne lui servira à rien et on l'envoie dans une école perdue, puis c'est fini. Puis plus rien. Tout se déroule toujours superficiellement, comme si tout allait de soi, sans péripéties, sans grandes crises, sans bruits, sans questions ni métaphysique. Mais ça ne le dérange pas d’être reconnu comme « le mec de Scarlett ». Ça ne le dérange pas d'être là parce qu'il fallait bien trouver quelqu'un. Ça ne le dérange pas. Non, il n'y aura jamais de rebondissement, ni de suspense, ni de plot twist : il faut laisser les grandes épopées, les drames réels et les tragédies aux véritables héros. Il faut laisser la vie à Scarlett Alison Reed.