C’est la chaleur qui m’a réveillée. Ou mon coeur qui frappe, qui cogne jusque dans ma tête dans des échos aigus où résonnent des mots blessants. S’il bat si fort, c’est à cause de la chaleur ; c’est vrai qu’on est pas mal à dormir chez Camille. On doit être au moins huit dans son petit appartement et bref, j’ai pas senti le réveil venir, la réalité m’a éjaculée à la gueule. C’est le genre de truc que je déteste parce que je rêve beaucoup et parmi les trucs que je déteste y a le fait d’être réveillé au beau milieu d’un rêve. J’aime bien le mot détester, je l’utilise beaucoup parce que y a beaucoup de choses que je déteste. Y a Camille qui me fout son pied dans le nez, ça je déteste, parce que quand elle dort, elle est insupportable, et un pied, surtout le sien, ça sent vraiment le pourri. Je le dégage maladroitement, j’ai mal aux cotes : on a trop couru cette nuit à cause du plan foiré d’Aleks — comme Aleksander, lui aussi il est suédois — et je voyais que dalle et je me suis prise le coin d’une poubelle en plein dans les cotes. J’ai encore mal, j’ai sûrement un bleu. C’est drôle que je me souvienne de tout ça, d’habitude le matin je me souviens de rien. C’est la drogue. Mais pas n’importe quelle drogue ; c’est l’héroïne, de mes nuits, de ma vie, la blanche, la vraie. C’est l’héroïne qui vient réchauffer mes veines et glacer mon âme. C’est l’amante volage et libertine mais à qui l’on reste fidèle par dévotion, non-pas par amour. Je ne sais pas ce qui vous pousse délibérément dans les bras de vos démons. On pense avoir le choix. Mais la liberté est fragile face à ce qui vous aliène. Cette erreur irrémédiable m’a coupée d’une adolescence qui n’a pas su me séduire et dont je n’ai pas su profiter. À l’époque, j’avais quinze anns. Mais mes nuits s’annonçaient déjà plus blanches que l’éclat de mes jours. Je pensais à demain sans espoir d’échapper à mon destin. L’amertume suscitée par mes rêves que je craignais irréalisables, étant sans doute moins âpre que mes désillusions à venir.

Il en faut bien des histoires dégueulasses, des contes maudits comme on en fait plus qu’au cinéma. Des accidents, des morts, des maladies, tout un tas de problèmes, que des merdes qui s’empilent et s’empilent sans pitié sur une pauvre âme qui, souvent, n’a rien demandé à personne.
Aujourd’hui, j’ai décidé de vous parler de cette gamine qui n’a pas eu de chance. Ça arrive. Partout dans le monde, dans n’importe quel pays, n’importe quelle ville, ces gosses miséreux qui sont nés sous une mauvaise étoile. Sandy, en plus de n’avoir jamais connu son père, a dû vivre avec une mère héroïnomane jusqu’à ses seize ans. Triste histoire, on retient une larme, on place le contexte, maintenant le lieu : Stockholm est certes une belle ville quand on vit dans les bons quartiers. Les zones qui craignent c’est sûr y en a pas vraiment, je vous l’accorde, mais il fallait qu’elle tombe sur ce quartier où vivait Yougo. Yougo c’est pas un chic type, il est pas très beau et il vend de la drogue, c’est comme ça. Il attendait que son père crève de sa maladie — j’ai oublié le nom, c’est pas important — pour commencer son petit trafic. Enfin, je dis petit mais ça a vite pris de l’ampleur et quand Sandy est arrivé, Yougo était le maître jedi du quartier.
Mais bon, une gamine de quatorze ans qui débarque, ça l’intéressait pas des masses. Sa mère elle par contre, un peu plus... Ah et tiens cette maman ! Parlons-en. C’est agaçant, quand votre mère n’est même pas capable de vous parler de l’homme avec qui elle a procrée. Un jour il est suédois, un simple fonctionnaire « qui a juste été trop lâche pour vouloir s’occuper d’une gamine comme toi, et je ne peux pas le blâmer. », parfois c’est un « riche homme, déjà marié et père de famille qui, de toute façon, n’a jamais appris ma grossesse. », on passe à l’espagnol, au français, au banquier, au dealeur, au voisin, au facteur ; une version différente pour chaque question. Au bout d’un temps, Sandy a arrêté de demander, comprenant que la vérité était bien plus cruelle — il était évident que sa mère ne se souvenait tout simplement plus de l’identité du fils de pute qui l’avait sauté, des années auparavant.
Non c’est vraiment pas de chance tout ça.