Porter à bout de bras des amplis Marshall ne semblait en aucun cas présenter une quelconque difficulté à Richard. Il sifflait un de ses nombreux airs préférés et prenait tout son temps en hélant parfois des têtes qui passaient dans son champ de vision, échangeant de courts dialogues affectueux.
On se demandait pourquoi il était si ami avec Milly.

Milly et Richard étaient comme Manchester et New York, Fender et Gibson, Ringo Starr et Janis Joplin : ils n'avaient rien à voir entre eux. Mais alors absolument rien. Alors que Milly distribuait les coups de poings par seaux et les molards par averses, alors qu'elle faisait résonner ses new rocks, alors qu'elle se lassait de ses cheveux tous les sept jours et renouvelait son répertoire d'insultes tous les trois, alors qu'elle fronçait des sourcils et montrait les dents, alors qu'elle attaquait ripostait et piétinait, Richard tendait des sourires et le bonheur. Lorsqu'il offrait une canette de soda, elle passait derrière et la renversait sur le sol. Il essayait d'écrire lisiblement ses cours au tableau, avec des craies de couleurs, des schémas, des flèches; et elle dictait les siens. Elle poussait les gens, et puis il les relevait quand elle avait tourné au coin du couloir. Non vraiment, Milly et Richard n'avaient rien à voir entre eux.
Il effectuait les branchements entre les diverses pédales et amplificateurs – il y en avait d'autres sur place, ce n'était pas leur première expérience - et vidait sa bombe de laque en se regardant dans le reflet sur les parois vitrées ; puis il entendit le pas si bien réglé de ses talons rugir dans le couloir souterrain. C'était un métronome fraîchement réglé, un hymne aux signaux électriques des oscilloscopes.
Richard passa la courroie autour de son cou et ajusta la sangle, fit tourner les boutons et passa ses ongles sur les cordes métalliques de la fender, une fière telecaster qui produisait un son chaud et authentique de l'âge d'or du rock'n'roll.

Milly n'était pas une espèce de soeur, de meilleure amie ou quoi, elle était son alter ego. Un autre lui. Un peu plus féroce, un peu moins conciliant. Avec Milly il n'y avait jamais à tergiverser pour savoir lequel serait soliste ou rythmique, et on sentait en elle l'âme même de la folie qui hantait leurs idoles. Richard pouvait trouver parfois, des gens qui connaissaient un peu, mais il n'avait jamais pu rencontrer une Milly Metris. Il n'y avait pas non plus à parlementer avec elle, de ces discussions d'amateurs avec des questions bateau comme Beatles ou Rolling Stones ? ils répondaient Who et Kinks et recensaient tous les guitaristes de légendes qui fussent gauchers.
Quand Milly et lui envahissaient l'aquarium, Aisling devenait le Sun Records. Les murs se tapissaient d'algues et les notes partaient en l'air sans éclater, comme des bulles, préparant le terrain pour les suivantes, et les rendant plus rondes et plus fortes encore ; la moquette devenait linoléum de scène, les petites lampes de bureau des projecteurs aveuglants, et la lumière bleutée de l'eau, le spectre de leur public absent.

— Je sais comment cela va s'appeler : Ocean Red.

Puis il fallait voir la vérité en face : Richard et Milly étaient des ratés.

Des immenses ratés qui n'avaient pu choisir entre leur passions, leur talents, leurs goûts, leurs ambitions et leurs envies. S'ils avaient été déterminés, peut-être auraient-ils occupé une place honorable sur MTV et auraient signé le retour du rock'n'roll, le vrai, pas celui avec du synthé plein les minutes et des voix de prépubères. Ils auraient vendu la liberté la vraie, celle qui naît avec le feu et s'envole avec des riffs. Des gens comme eux, entre deux âges, des rebelles d'autrefois et des adultes d'aujourd'hui seraient venus les voir en concert et les auraient applaudis et ils auraient allumé leurs briquets et ils se seraient défoncés dans des pogos, ils seraient montés sur scène et auraient piétiné la les paul complètement détruite de Milly Metris la figure punk du troisième millénaire.

Cela faisait d'eux des professeurs médiocres, certes originaux, mais médiocres. Même s'ils avaient la volonté d'enseigner, ils n'avaient pu éteindre le grand incendie de l'aventure dans leur poitrine, et il leur enfumait encore les poumons et les idées. C'était très dur d'avoir un brasier avide de brûler alors qu'ils essayaient de ne pas trop vieillir.
Et ils étaient humains. Ils étaient nés à l'époque où la vraie musique se vendait un peu plus honnêtement qu'aujourd'hui et s'étaient nourris d'elle comme achille abreuvé d'ambroisie. Ils en avaient voulu plus, guidés par l'avidité juvénile, et puis ils avaient fini par choisir une vie à peu près normale.
Mais la violente soif ne s'était jamais calmée.

Les poissons dans l'aquarium avaient tous fui : ils ne connaissaient que trop ce tapage nocturne que les deux adulescents nationaux leur réservaient maintenant assez souvent.