Camélia, c'était beaucoup de choses, à ce stade-là. C'était la pote à qui tu donnais quelques leçons de maquillage, parfois. C'était l'amie à qui tu déballais tes aventures de la soirée, souvent. C'était la soeur avec qui tu faisais les quatre cent coups. C'était la jumelle qui pleurait en silence dans tes bras. C'était comme une extension de ton corps, une arme contre le reste du monde, un remède à l'ennui et la solitude et cette mocheté au fond de ton âme. C'était une perfusion qui s'était si bien accrochée à ton bras qu'elle s'en était fondu dans ta peau, et la drogue douce qu'elle diffusait lentement dans ton organisme atténuait toutes les bosses et les nid-de-poule et les embûches qui jonchaient ta route. C'était une moitié de Freyja qui se serait détachée par envie, par besoin, par plaisir.

Et lorsqu'elles se rejoignaient enfin, lorsqu'elles arpentaient les couloirs, accrochées l'une à l'autre comme si leurs vies en dépendaient, le sol tremblait sous leurs pas. Toutes les portes s'ouvraient dans un grand fracas, et l'horizon ne servait plus à rien. Parce qu'à deux, elles étaient invincibles. A deux, elles retourneraient la planète que ça n'étonnerait personne.
Mais parfois, ça ne suffisait pas. De temps à autre, une colline plus pentue que les autres ou un obstacle plus coriace faisait son apparition. L'une d'entre elles trébuchait, et c'est tout leur système qui se cassait la gueule. Elles avaient beau courir plus vite, sauter plus haut, leurs chutes n'en étaient que plus brutales. Alors avant que tout se fracasse au sol, avant que Camélia ne s'éclipse derrière un voile que Freyja ne pouvait pas franchir, avant que la néerlandaise ne se noie dans un océan infini, il fallait réagir. Il fallait faire de cet instant de faiblesse une puissance de plus, une nouvelle victoire de leur duo de choc. Elles étaient toujours parvenues à relever ces défis jusqu'à présent. Tour à tour, elles s'étaient relevées, elles avaient pansé leurs blessures, elles s'étaient promis l'éternel.
Aujourd'hui, un nouveau déclin pointait son vicieux museau. Elle l'avait vu, elle l'avait senti comme un million d'aiguillons qui martelaient l'intérieur de son crâne, qui pénétraient sa chair de part en part. Il y avait quelque chose d'éteint dans les yeux de Camélia. C'était son rôle à elle de ramener la lanterne. Ca l'avait toujours été, sans question, sans condition.

Leur force, elle ne venait pas de grand-chose. Elle s'était bâtie au fil des ans, mais sa source ne changeait pas. C'était un peu con, à vrai dire. Mais ça leur collait à la peau, sous les ongles, dans la tête, et ça les définissait si bien. Pour rien au monde elle n'aurait laissé tomber cet aspect de leur dépendance, cette substance de l'entité qu'à deux elles étaient devenues.
C'était une fierté.
Alors, comme d'habitude, en frappant à la porte de Camélia, Freyja avait des paquets de bonbecs sous le bras. Elle lui avait fourré les dragibus sous le nez avec l'air émerveillé d'une gamine de cinq ans, dès l'apparition de la tignasse verdâtre.


Sors de ta grotte, Freyja.

Camélia sourit et le monde gagne en lumières. Comme une bourrasque, Freyja s'engouffre dans la piaule, toujours la même, un peu la sienne. Et lorsqu'elle reçoit quelques questions, c'est le cul déjà posé sur une couette avec laquelle elles ont tant partagé qu'elle y répond. Un sourire mutin, une main qui brandit fièrement son paquet à elle. Leurs sucreries. Leurs identités.


Et comme une évidence, elle pelote ses propres seins. C'est fou ce qu'un corps bien roulé peut apporter, comme avantages. Comme réductions. Toutes ces petites choses qui rendent la vie tellement plus facile lorsqu'elles sont acquises d'office. Freyja en usait et abusait souvent, bien plus que de raison. C'était une façon d'être, une arnaque universelle. Une prostitution constante. Quelque chose que la majorité des individus ne parvenait pas à cerner tout à fait. Mais encore une fois, Camélia, c'était pas la majorité. Camélia pouvait la traiter de traînée. Camélia savait ce qu'il se passait au fond, devant, dehors et derrière. Mieux que quiconque, probablement mieux que Freyja elle-même.

Tout à coup, c'est Camélia et des dragibus, toi et des carambars. C'est l'évidence même. Les petits papiers s'accumulent à une vitesse folle au pied du lit. C'est un quator qui roule, c'est l'alchimie qui vous fait avancer depuis le début. Vous vous empiffrez à deux et vous cheminez main dans la main, parce qu'il ne vous reste plus grand-chose d'autre.
Vous n'êtes pas assez endommagées pour qu'on vous prenne en pitié, mais beaucoup trop abîmées pour tenir debout. Alors avant que tout ne s'effondre, vous découvrez l'avantage de marcher à quatre pattes.
Bouffe les sucreries et la vie qu'il vous reste, et déchire un à un les papiers de vos souvenirs qui remontent à la surface. Il y a ce vide en vous, cet abîme que vous comblez en vous tenant beaucoup trop proches, beaucoup trop près ; cette absence que vous remplissez de friandises à vous en faire péter la panse.

Après ça, il y aura une semaine de repas bio-vitaminés et de salades équilibrées. Mais ça, c'est après. L'équilibre n'a jamais été dans leurs cordes, la régularité encore moins. Freyja tire Camélia, qu'elle s'affale près d'elle, toujours plus près. Elles pourraient fusionner qu'elles n'hésiteraient pas. Entre deux bouchées, elle entame les hostilités.


Et vous vous balancez tout à la gueule, tout ce qui vous fait vivre, ce que vous respirez à chaque instant, et vos dernières trouvailles qui font que votre monde tournera un peu plus rond. Parce qu'il est bancal, votre univers, tout cabossé.
Mais c'est quatre mains qui poussent pour le faire pivoter.

Camélia a plus de couches de peinture qu'un Rembrandt. Beaucoup se contentent de juger son comportement quotidiennement haut en couleurs et irrationnel, mais il y a tellement plus. Ce sont les différents niveaux de lecture qu'elle a à offrir qui faisaient tout son intérêt. Et qui, accessoirement, expliquent ses lubies.
Camélia est bonne, Camélia echaîne les coups d'un soir, mais Camélia n'est pas une pute. Contrairement à Freyja, Camélia, elle fait l'amour. C'est comme une remède à elle-même, un besoin vital, chez elle. Jace est un besoin. Une bouteille d'oxygène.
Il faut maintenant la regarder couler, privée de son air, sombrer peu à peu dans les profondeurs alors que les dernières bulles crèvent dans son oesophage, s'échappent finalement et ne laissent que l'étouffant, monstrueux néant.
Remonte-la.


Ça sonne mal, ça creuse comme un reproche. Ce n'en est pas un, ça lui vient juste naturellement. Peut-être bien que Jace n'est pour rien dans cette décision. Probablement que, d'un point de vue objectif, il n'est absolument pas en faute. Mais tout ce qui est certain du point de vue Freyja, c'est que Camélia ne l'est pas.
Pas dans cette chambre. Pas dans votre monde. Si ça ne tenait qu'à elle, tu n'aurais jamais à aligner de tels mots. Si ça ne tenait qu'à elle, tu ne devrais rien à personne, jamais. Le monde serait à vos pieds. Parce qu'on s'en tamponne, de la réalité, Camélia. La vérité dure d'un univers froid, celle qui prend en compte les envies, les vies des autres, c'est pas pour vous.
Elle se rapproche un peu. Il y a comme un vide palpable entre les bras de Camélia, là où Jace n'est pas. Là où Jace ne sera plus. Qu'est-ce qu'il a fait, lui, aussi parce que Camélia n'aurait pas pris cette décision sans raison. Ç'aurait été comme un morceau de suicide. Avec une douceur qui étonne, dans une délicatesse même pas calculée, elle blottit son crâne dans la niche brûlante creusée par sa clavicule. Leurs tignasses s'emmêlent en un joyeux fatras de mèches blondes et vertes. Elle pique un dragibus. Jaune.
C'est pas ta faute, Camélia. Raconte-moi. Décharge tout, creuse en profondeur et va déterrer les racines pourries de tous tes maux. On jouera même du tractopelle, si besoin est. Si on se tient la main, on la trouvera, l'aiguille de ta botte de foin. Celle qui ta pique la plante des pieds, qui te saigne peu à peu à blanc. À deux, on s'en sortira. Tu t'en sortiras. Je suis là pour toi, Camélia, j'ai jamais été bonne qu'à ça.
Jamais bonne qu'à te retenir quand le sol s'effrite sous tes pieds. Te tirer en arrière et te serrer fort, te marteler que ça va aller et repartir avec toi sur le chemin sinueux, vallonné, emprunté d'embûches que l'on a décidé de prendre. Au nom de ça, j'arracherais toutes les idées préconçues, leurs convictions de plèbe moutonneuse. Je pourrais leur faire bouffer en ragoût. Raconte-moi.