Jolie petite histoire.
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He doesn't look a thing like Jesus.
Qu’est-ce qu’on récolte à tomber amoureux ?
Assez de microbes pour attraper une pneumonie.
I see a red door and I want to paint it black
No colours anymore I want them to turn black
La lumière diffuse qui frappait le corps à demi-nu semblait refroidir les couleurs. Sur la peau blafarde luisaient les cicatrices les plus anciennes, maculées par le sang qui s’échappaient des plus récentes. La gorge serrée, les doigts crispés sur la poignée de la porte, Alexandre contemplait son frère désinfecter avec difficulté les plaies qui s’étaient ouvertes entre ses omoplates. Scène habituelle, chez les Byrd-Fersen. Scène qui le bouleversait toujours autant. Par-dessus son épaule, Adam avait lancé à son frère son sourire le plus narquois, l’ombre d’un œil au beurre noir sur le visage. Il avait l’air épuisé, s’était dit Alexandre. Il avait l’air sur le point de tomber. Sans un mot, il avait fermé la porte derrière lui et s’était saisi avec nonchalance du coton imbibé d’alcool que tenait fermement Adam.
« Ça ne peut plus durer.— Mensonge. Tu sais bien que ça dure depuis toujours. Ça durera toujours.— Ferme-la, Adam. Et ferme les yeux aussi. J’en ai marre de ton regard. Marre de ce que tu racontes. Ta gueule. Tu fais chier putain. »Adam avait baissé les yeux et la gorge du cadet s’était serrée un peu plus. Adam ne baissait jamais les yeux. Adam semblait toujours lutter. Adam semblait toujours résister. Il était comme mu par des forces contraires qui le poussaient à toujours aller à contre courant. Alexandre savait bien qu’il ne pourrait tenir comme ça qu’un temps. Il ne s’en doutait que trop bien. Sous ses doigts, il sentait le dos de son frère qui doucement tremblait. Ça arrivait parfois ; Adam craquait. Dans ces moments-là, il ne savait jamais trop quoi faire. Dans le doute, il s’abstint de tous mouvements. Il y eut la respiration agitée d’Adam qui se répercutait sur le carrelage, la mélodie mélancolique de son souffle erratique. Il souffrait et Alexandre n’en avait que trop conscience. Il y eut un léger froissement et son frère se retourna. Baisser les yeux. Ne pas voir. Ne surtout pas regarder. Ignorer les larmes et la souffrance. Quelques secondes passèrent. Adam ricana. Enfin, Alexandre osa lever les yeux.
« Mets-moi de la crème là-dessus, tapette » lança finalement Adam en pointant son œil et il s’empressa d’obéir, trop content de revoir le demi-sourire de chat qui étirait les lèvres tuméfiées de son frère. Il était revenu. Il était lui-même. Face à cela, Alexandre savait comment réagir.
« T’es qu’une chatte, mec. » répliqua-t-il donc alors qu’il tartinait copieusement l’œil au beurre noir de pommade.
« Une chatte, ouais. — Oh, ta gueule. »Il y eut un rire de connivence entre les deux frères, de ces rires spontanés que l’on entendait que trop peu dans cette maison, un rire apaisant, un rire tranquille. Sans un bruit, Adam avait ébouriffé les cheveux bouclés d’Alexandre.
« Allez, viens fumer, petite pute, j’ai les poumons qui virent trop clean. »Alexandre avait ri. Dans les iris pâles d’Adam n’existaient plus de larmes : seul était resté le défi et, du plus loin qu’il se souvenait, ça avait toujours été le cas.
Some days I can't even trust myself.
It's killing me to see you this way.
Baptiste Fersen était accoudé contre le rebord de la fenêtre de la chambre d’hôpital 407, service maternité. Dans son dos, il entendait la respiration de sa femme, paisible, enfin, et les bruissements de tissus timides que produisait son fils ainé en bougeant faiblement dans son couffin. Du haut de ses un an, Abel Byrd-Fersen était à la fois le plus beau et le plus calme bébé que Baptiste ait jamais eu l’occasion de rencontrer. Le regard vif et l’air curieux de tout, il semblait à son père qu’il avait déjà un bel avenir devant lui et même Éléonore Byrd-Fersen — sa femme — en convenait avec toute la retenue que l’on lui connaissait. Éléonore aimait son fils. C’était après tout le devoir de toute femme que d’aimer ses enfants. Aussi Baptiste n’avait-il que peu comprit le rejet presque instantané qu’avait eu sa femme pour leur second fils, Adam, quelques jours à peine, bébé moins beau, déjà, et dérangeant, déjà, aussi. Le bébé n’avait certes rien de comparable avec leur premier enfant et cela, il le reconnaissait sans mal. Prématuré, on l’avait placé sous couveuse sans plus attendre et s’il s’était imaginé un seul instant qu’Éléonore réclamerait à voir son fils, les évènements l’en avaient détrompé : elle n’avait en tout et pour tout qu’haussé un sourcil avant de se rouler en boule pour dormir, plus froide et terne que jamais, délavé, presque.
D’une certaine manière, ça avait affecté Baptiste.
« Tu pourrais au moins faire semblant de l’apprécier » avait-il durement lancé à sa femme alors qu’elle ouvrait un œil.
« Tu ne comprends pas. » Il avait secoué la tête doucement. Non, en effet, il ne comprenait pas.
« Cet enfant est démoniaque. »Ah, les grandes théories d’Éléonore sur le démon avait de tout temps été pour Baptiste une distraction tant singulière qu’un peu malsaine. Il n’arrivait plus exactement à se souvenir quand sa femme avait plongé dans un fanatisme religieux si profond qu’il avait installé une barrière entre eux mais estimait cela au début de la grossesse de leur premier fils. Sans trop qu’il ne le voit venir, Éléonore, certes pratiquante, était tombée dans un état obsessionnel qui l’avait conduit à lire et relire la Bible en long, en large et en travers. Petit à petit, le Christ s’était installé partout de façon plus ou moins cocasse — voir Jésus crucifié fixé sur la porte des toilettes avait, en tout cas, beaucoup fait rire Baptiste et il s’était interrogé sur la portée blasphématoire de cet acte — et elle avait semblé commencer petit à petit à perdre le sens des réalités, comme illuminée par un appel divin auquel il n’entendait rien. Voir sa femme ainsi avait lentement cuirassé Baptiste. Les règles de plus en plus dures et les interdictions avaient achevé de le durcir. S’il n’était pas forcément tendre de base — il était, après tout, un haut gradé de l’armée retourné à la vie civile — la lente plongée dans le fanatisme d’Éléonore n’avait pas arrangé les choses. De peu démonstratif, il était devenu renfermé et violent, presque, subissant des accès de colère d’une force peu commune. S’il ne s’en était pris à personne jusque là, le mobilier de la maison en avait bien souvent pâti. Éléonore n’avait même pas semblé s’en rendre compte.
« Je ne comprends pas ce qui t’arrive, Éléonore.— J’ai trouvé la foi.— Tais-toi, par pitié.— C’est la vérité. »Il avait ravalé difficilement l’envie de la frapper, de pleurer et de hurler, de la secouer de toutes ses forces. Il avait détourné les yeux. Quels que soient les abimes dans lesquels sa femme pourrait tomber, il ne la laisserait jamais : elle était la femme de sa vie et il l’aimait plus que tout. Jamais il n’autoriserait quiconque à lui faire du mal. Jamais il n’autoriserait quiconque à la contrarier. Pas même ses enfants. Surtout pas ses enfants.
« Je t’aime Baptiste, tu sais. » avait-elle soufflé dans le silence de sa chambre. Il n’avait pas relevé.
Quelque jour plus tard, il tenait Adam dans ses bras. L’enfant ne disait rien, les yeux pourtant bien grands ouverts, le regard posé sur lui.
Sans qu’il comprenne pourquoi, Baptiste l’avait haï.
Domine, Domine Deus,
Domine, Adiuva Me.
Les doigts d’Éléonore frappaient à intervalles réguliers et nerveux le petit bureau en bois de la classe de primaire. Madame Adkins, l’institutrice de son deuxième fils, lui avait demandé de rester, à la fin de l’école, lorsqu’elle était venue chercher Abel, abandonnant Adam à la garderie. Elle ne s’était pas demandé un seul instant pourquoi. Son fils était un monstre. Sous le regard de Madame Adkins, elle avait levé les yeux au ciel. Elle avait un air dur, c’est ce qui avait frappé en premier l’institutrice. Un beau visage mais un air dur, un air fatigué, un air démoli. Elle en avait vu d’autres, des mères dépassées, mais celle-ci ne ressemblait à aucune : alors qu’elle lui annonçait point par point tous les désastres causés par son gamin, elle ne tressaillait pas. Jane Adkins n’avait pas pour habitude de céder à la curiosité. Bien d’autres instituteurs, elle en était certaine, aurait cherché à comprendre le fonctionnement étrange de la famille Byrd-Fersen. Pas elle. D’une certaine façon, pour le peu qu’elle était payée, elle considérait que cela ne la concernait pas. C’est peut-être pour cela que, confusément, Éléonore l’appréciait. Peut-être aussi parce que Madame Jane fermait les yeux sur les bleus qui couvraient parfois Adam.
« Sodomie » claironna brutalement une voix à la fenêtre de la classe et le regard d’Éléonore se brouilla de rage.
« Pratique sexuelle très utilisée par Mr et Mme Byrd-Fersen. Prenez donc garde au regard du Seigneur. »Si Jane avait blêmi, Éléonore, elle, avait seulement relevé la tête. L’institutrice avait un instant, une nouvelle fois, admirée l’élégance et l’impassibilité de la femme qui avait simplement resserré nerveusement les doigts autour de son chapelet. À n’en pas douter, Madame Byrd-Fersen était une femme équilibrée et impressionnante, Jane plus que quiconque le reconnaissait. Si seulement elle avait su. Dans la tête d’Éléonore Byrd-Fersen, la rage bouillonnait. Adam avait toujours été un monstre. Elle l’avait su dès qu’elle en avait accouché, elle l’avait su dès que son mari l’avait tenu dans ses bras, elle l’avait su dès qu’il l’avait regardé pour la première fois. Il était le diable, le démon, il corrompait les cœurs, il faisait bouillir les sangs. La lettre que lui avait ramenée son mari à la maternité n’avait fait que confirmer. Un don, qu’ils appelaient ça, les fous. Une monstruosité, oui. Ce n’était pas tant le fait de posséder un « pouvoir » qui exacerbait le dégoût d’Éléonore. C’était la nature du pouvoir. Haine. Ni plus ni moins. Elle aurait pu en vomir. C’était Lucifer réincarné, le Mal lové dans son enfant. Il créait la haine. Il faisait flamber les âmes. Il poussait au pire. Éléonore Byrd-Fersen aurait voulu pouvoir exterminer cette créature qui la narguait à travers le regard bleu de cet enfant qu’elle ne pouvait aimer. Elle se savait pourtant trop faible. Adam aussi le savait.
Elle avait compris que l’être qui vivait avec elle était le diable lorsqu’il avait commencé à tenter de la rendre folle. Ça avait commencé par de petites choses, le marque-page de sa Bible déplacé, ses chaussons inversés, le réveil déréglé et puis, petit à petit, ça avait pris une autre ampleur. Il y avait cette fois, elle s’en rappelait clairement, où Adam avait laissé tomber Abel du haut du portique. Il s’était cassé un bras. Abel avait eu beau jurer que son frère n’y était pour rien ça n’avait pas pris : il lui avait lâché la main, elle en était persuadé. Pour redresser la barre, elle avait tout tenté, le petit avait recopié de long en large la Bible, l’avait apprise, en anglais et en latin, pouvait la réciter. Il le faisait d’ailleurs parfois mais sur un ton moqueur et méprisant et elle savait pertinemment qu’il plaçait sous ces mots saints tous les parjures du monde.
« Baptiste » avait-elle dit en rentrant, les ongles enfoncés dans l’avant-bras d’Adam, le regard fou, de rage et de peine.
« Punis-le. »Son mari ne protestait jamais. Elle ne savait pas s’il était d’accord avec elle. Elle s’en moquait un peu. Il punissait Adam. Il expiait leurs fautes, d’avoir engendré le diable. C’était tout ce qu’elle souhaitait.
Dans la maison, bientôt, résonnèrent les cris de douleur d’Adam. Éléonore avait fermé les yeux, apaisée, berçant lentement Abel qui se blottissait sur ses genoux alors qu’Alexandre, leur fils cadet, la fixait de ses grands yeux, assis dans son parc.
Tout allait bien.
Follow your dreams - but always, remember me
I am your brother - under the sun.
Quand Abel Byrd-Fersen avait découvert son don, il avait neuf ans. D’une certaine façon, il en avait été heureux. Il y avait dans sa famille ce garçon au regard triste qui s’appelait Adam et que personne ne semblait jamais comprendre. Abel avait envie de le comprendre. Abel s’était dit que ce serait bien, d’être proche de son frère. Adam était l’archétype de l’enfant difficile. Adam possédait aussi l’archétype de l’enfance difficile. Abel ne comptait plus le nombre de fois où il avait entendu ses hurlements déchirants dans la maison pas plus que le nombre de fois où sa mère avait prononcé le fatidique « Punis-le ». Confusément, peut-être, Abel admirait Adam. Adam ne baissait jamais les yeux quand leur père levait sa ceinture pour le frapper. Adam ne détournait jamais le regard.
Dans les faits, pourtant, Abel n’aimait pas trop Adam. Il aurait aimé l’aimer, pouvoir crier à la face de l’humanité qu’il était son frère et que c’était à la vie, à la mort. Il n’y parvenait pourtant pas. C’était un sentiment étrange, en fait, et qui le rendait malheureux, mais il n’arrivait pas à avoir de l’affection pour ce garçon égoïste et dérangeant qui dormait dans la chambre d’à côté. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer qu’il
méritait ce qui lui arrivait, qu’à faire pleurer leur mère et à rendre furieux leur père, il ne faisait que récolter ce qu’il avait semé. Ce n’était pas juste pourtant. Ce n’était pas vertueux. Quelque chose, dans la tête d’Abel, s’opposait à cette injustice permanente. Il n’était pourtant pas de taille à lutter. Il avait bien essayé, tout au long de leur enfance, de plaider la cause d’Adam. Ça n’avait fait que redoubler la violence des punitions et sa mère, rapidement, avait été persuadé qu’Adam le pourrissait lentement, traduisant la moindre de ses paroles comme la perversion naissante dont il était victime.
Il était entré à Aisling avec la sensation douloureuse mais apaisante de se sortir de cet enfer. Il avait très vite sympathisé avec les autres, était devenu très rapidement la coqueluche des gens de sa classe. Son frère l’avait rejoint l’année qui suivit. On l’aima aussi. Mais pas pour les mêmes raisons. Adam et lui n’était que les deux faces d’une même pièce et si l’un était aimé pour sa gentillesse et sa délicatesse, l’autre fascinait par sa décadence et sa verve. Adam exsudait une séduction noire et malsaine tandis qu’Abel passait pour le parfait gentleman. De l’opposition, encore, toujours. Abel, pourtant, essayait encore et toujours de l’aimer. C’est après que les choses c’était gâté. Après, quand Abel n’eut plus de temps pour Adam, après, quand Abel rencontra Poppy.
« C’est une pute » avait déclaré son frère d’un ton tranchant, assis sur son lit sans qu’il ne lui ait donné son autorisation.
« Elle va te briser le cœur et marcher dessus. Poppy Leavenworth est une pétasse et une connasse.— Pitié Adam, essaye au moins d’être convaincant quand tu essayes de salir le nom de ma petite amie. Tu sais très bien qu’elle n’est pas comme ça. — Tu sais très bien qu’elles sont toutes comme ça depuis cette pute d’Ève. »Abel avait retenu un geste furieux alors qu’Adam lui lançait un regard noir. Adam n’aimait pas Poppy. Poppy Leavenworth était pourtant, des racines des cheveux à la plante des pieds, la personne la plus adorable et douce qu’Abel ait jamais rencontré, un concentré de choses adorables et fascinantes qui avait fait chavirer presque instantanément le cœur de l’ainé Byrd-Fersen. Ce n’était pas dans ses habitudes, pourtant, et, jusque là, à bientôt dix-huit ans, c’est à peine s’il était sorti une fois avec une fille et encore l’avait-il tout juste embrassé. Non, définitivement, Abel n’était pas intéressé par ces choses-là. Mais Poppy était différente. Poppy dégageait une stabilité et une douceur apaisante et représentait, aux yeux d’Abel, un havre de paix et de tranquillité au milieu de sa famille démente. À dix-huit ans, il pouvait déjà certifier qu’il s’agissait de la femme de sa vie ; ses amis en riaient doucement, Adam, lui, trainait carrément cette idée dans la boue. Cela, Abel ne pouvait le supporter.
« On est pas tous comme toi tu sais. — Je te demande pardon ?— J’aime cette fille. Je l’aime plus que tout. Un jour, je l’épouserais. Un jour, elle portera mes enfants. On est pas tous destiné à être trahi. Moi je ne me complais pas dans mon malheur. Jamais je ne te ressemblerais. »Les derniers mots avaient été presque crachés. Immédiatement, il les avait regrettés. Dans le regard d’Adam, quelque chose de dangereux trainait. Les conséquences n’avaient pas tardé.
So what if you can see the darkest side of me ?
No one would ever change this animal I have become.
« Adam qu-qu-qu’est-ce que tu fais ? » avait bredouillé la voix hésitante de Poppy Leavenworth alors que le frère d’Abel se penchait vers elle avec un sourire pervers.
« Je te regarde, petite pétasse. » avait-il susurré avec cet air malsain de chat de Cheshire.
Le long de la colonne vertébrale de Poppy, un frisson de terreur était remonté. De tous les hommes qu’elle ait jamais, de près ou de loin, fréquentés, Adam Byrd-Fersen était sans doute le plus inquiétant. Il n’était pas, bien entendu, vraiment effrayant. Pas vraiment. Mais il l’intimidait et, si Poppy avait pris un peu d’assurance aux côtés d’Abel, celle-ci ne tardait pas à se faire la malle quand Adam et ses remarques lubriques apparaissaient. Elle devenait mutique, se tétanisait, retenait sa respiration. Il lui faisait peur, comme les proies craignent les prédateurs et, l’ayant remarqué, il en jouait. C’était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Quand il s’approchait d’elle, elle craignait parfois de pleurer, tant le poids de la nervosité pesait fort sur son corps. Ce n’était jamais arrivé jusque là mais elle était prête à parier qu’il se délecterait de ses sanglots tout comme il se régalait de sa peur. Du plus profond de son âme, Poppy Leavenworth le détestait.
« J-J-J’aimerais que tu recules » avait-elle bredouillé et il s’était approché encore plus près, collant son corps tout contre le sien, les mains appuyés de part et d’autre de sa tête.
« Je sais. » avait-il répondu, les lèvres appuyées contre son oreille.
« Mais tu vas bientôt dire le contraire. »Au fond de la gorge de Poppy, il y avait eu un sanglot. Autour d’eux, la fête battait son plein. C’était la fin des examens, la fin de l’école, même, et elle s’était laissé convaincre de venir le fêter alors qu’Abel lui-même, elle le savait, ne pourrait rejoindre la fête que plus tard, retardé par un coup de fil qu’il attendait. Elle aurait du l’attendre, cela lui semblait évident, à présent. Mais elle avait espéré que, pour une fois, les choses se passeraient bien. Les mains d’Adam erraient sur son corps et personne ne voyait rien.
Adam Byrd-Fersen ne l’avait jamais aimée, elle en avait toujours eu conscience. Plus qu’une simple animosité, c’était une véritable haine, virulente et empoisonnée qu’il lui vouait. Elle n’avait jamais compris pourquoi. Ou, plutôt, elle n’avait jamais cherché. Pour elle, Adam était un danger qu’il fallait fuir plutôt qu’essayer de comprendre. Rien ne lui avait tant donné raison. Elle s’était débattu, l’avait griffé, avait pleuré et supplié alors qu’il glissait ses mains entre ses cuisses, alors qu’il touchait sa culotte, alors qu’il ricanait contre son oreille. Il puait l’alcool, le sperme, la drogue. Il puait la débauche et la perte de contrôle. Elle n’était pas de taille à lutter et, petit à petit, les remarques lubriques qu’il lui glissait à l’oreille affaiblissait sa combattivité, la réduisait en miette, la laminait entièrement. Adam Byd-Fersen était un monstre. Adam Byrd-Fersen la touchait alors que jamais personne ne l’avait fait.
Alors que même Abel ne l’avait pas fait.
Elle pleurait de plus belle lorsqu’Adam fut arraché d’elle avec violence. Elle pleurait et, entre ses larmes, elle vit à peine Abel qui cognait son frère, Abel qui, de toutes ses forces, tapait la tête d’Adam contre le sol. Ça n’avait pas suffi à le blesser sérieusement et Poppy, prostrée au sol, l’avait confusément regretté. Adam Byrd-Fersen était un monstre, un monstre, un monstre. Dans la tête de Poppy, il avait tout dévasté. Elle sentit à peine Abel qui la soulevait pour l’emmener loin, elle ne vit pas les larmes dans ses yeux, elle n’aperçut pas le sang qui maculait son visage.
Elle aurait juste voulu disparaître, s’enfuir, et elle se débattit pour échapper à Abel, et elle pleura à nouveau alors qu’il la glissait sous la douche, alors qu’il fermait les yeux en frictionnant sous l’eau chaude son corps encore habillé. Adam Byrd-Fersen était un monstre. La pensée tournait dans sa tête. Elle avait pleuré hystériquement toute la nuit.
Après cela, elle ne put plus trouver la paix. Elle ne sut jamais qu’à son réveil, Adam ne se souvenait rien de cette soirée. Tout du moins c’est ce qu’il disait.
He didn't even say goodbye
He didn't take the time to lie
Alexandre jouait patiemment avec la boite de capotes phosphorescentes que lui avait offerte Adam pour son anniversaire. Un bleu maculait la joue de son ainé et il lui souriait de toutes ses dents en regardant la cicatrice qui lui barrait le ventre. Ce n’était, pour une fois, pas la faute de leur père. Ils avaient eu un accident de la route. Quoi de plus banal, à vrai dire. Mais découvrir qu’il pouvait être blessé par autre chose qu’autrui avait semblé être une révélation des plus étonnantes pour Adam. Alexandre, lui, culpabilisait juste. L’accident, c’était sa faute, et, à présent, le nageur émérite qu’était Adam devait attendre pour retourner dans l’eau. C'était de sa faute, aussi, si Adam avait raté ses examens de dernière année. Visiblement, ça l’ennuyait. Le voir aussi travaillé par ce « simple » accident faisait beaucoup rire son frère. « Simple », c’était les mots d’Adam et Alexandre ne pouvait les cautionner. Ce n’était pas « simple ». Si Alexandre avait été sérieusement blessé, il n’y avait pas eu, pourtant, le moindre doute sur ses chances de survie. Adam, par contre, avait passé plusieurs semaines dans le coma. Il avait été le seul à venir le voir. Ça ne l’avait pas étonné outre mesure. Ça avait perturbé les médecins. Lorsqu’on lui avait demandé où était ses parents, il leur avait craché à la figure que ça ne les concernait pas. Qu’ils aillent au diable. Leurs parents payaient les frais d’hospitalisation. Quant au reste, ça ne regardait que le clan fermé des Byrd-Fersen. Les étrangers n’y étaient pas admis. Surtout pas quand ça concernait Adam.
« Arrête de mater cette putain de cicatrice, espèce de bite, tu me fais chier ! » explosa soudain Alexandre en balançant la boite de préservatif à la gueule de son frère qui éclata de rire en se la prenant en pleine tête.
« Et arrête de rire, putain, pourquoi tu m’en veux pas ? C’était moi qui était au putain de volant, c’est à cause de moi que t’as cette putain de cicatrices ! Moi aussi j’ai fini par te faire du mal, comme papa, comme maman, même comme Ab- !— Ne prononce pas son nom. »Le ton était glacial et Alexandre s’était tu. Abel, bien entendu, avait des raisons d’avoir fait du mal à Adam et Alexandre aurait sans doute fait la même chose. Ça n’empêchait rien. Comme tous les autres, il avait fini par piétiner Adam. Comme tous les autres, il s’en moquait à présent. Il fallait être bien accroché pour rester proche d’Adam Byrd-Fersen, cela, le cadet de la famille l’avait bien compris. Il fallait accepter beaucoup d’affreux comportements de la part d’un être si bousillé qu’on ne savait plus trop s’il était victime ou bourreau. Peut-être réussissait-il à être les deux. Alexandre n’en savait rien. Alexandre aimait son frère, avant, maintenant, après, tout le temps. Il s’était mis à dos Abel, pour cela. Il s’était mis à dos tout le reste de sa famille. Mais si chacun tournait le dos à Adam, qui pourrait jamais lui sortir la tête de l’eau ? Il n’en savait rien. À ses côtés, silencieusement, son grand-frère pleurait.
Les larmes d’Adam ne duraient jamais longtemps mais elles avaient toujours marqué profondément Alexandre. À son souvenir, il ne l’avait jamais entendu que deux fois. Une fois, petit, et c’était à ce moment-là qu’il avait compris qu’Adam n’était rien de plus qu’un écorché vif, et cette fois-là. Cette fois-là, c’était différent. Adam ne pleurait pas pour lui, pas tout à fait. Adam pleurait Abel, et Alexandre le savait. Ça lui brisait le cœur, tant d’amour sans plus de destinataire et il avait tapoté maladroitement l’épaule de son frère avant de le serrer contre lui. La sentence n’avait pas vraiment tardé.
« Vire tes mains de moi, ça fait tantouze. »Sa voix était pleine de larmes mais déjà il se dégageait d’un geste de l’épaule, essuyant ses larmes d’un air digne. Bien, s’était dit Alexandre et Adam lui avait lancé son plus beau sourire de chat alors qu’il s’étirait.
« Tu sais quoi, Alexandre, il est temps de tout foutre en l’air. Il est temps de me foutre en l’air. Il est temps de bousiller tellement les gens qui m’entourent qu’ils cracheront sur mon cercueil. Il est temps que je me casse.— Mais ouais, Adam, et t’iras faire un check à Lucifer et prendre le thé avec lui.— Oh ta gueule.— Toi, ta gueule. Tu comprends rien à la vie. » Alexandre s’énervait, c’était rare, et Adam en resta cloué, appuyé contre le mur.
« Au lieu de te foutre en l’air, vit-la, ta putain d’existence. Trouve une meuf, saute-la, aime-la, dit-lui des mots d’amour bidon que t’inventeras. Soit heureux, putain, Adam, laisse-nous derrière toi, t’as pas besoin de nous pour exister, pas besoin de la fierté de papa, de l’affection de maman ou de l’amour d’Abel. T’as juste besoin de te mettre un putain de coup de pied au cul et d’arrêter de comporter comme une putain de bite décérébrée juste parce que c’est facile ! T’es un putain d’accro à la facilité. T’es un putain de lâche. »Il avait presque crié d’une traite sa tirade et il reprenait sa respiration à grande goulée d’air, les yeux écarquillés par la rage, tant brutale qu’intense, qui l’avait saisi. Il y avait eu un moment de silence et, pour une fois, Adam avait eu l’ai de chercher ses mots, le regard absent et pensif. Les mots s’étaient doucement égrenés dans le silence de la pièce.
« Tu sais, Alexandre, il y a bien cette nana… Elle s’appelle Dahlia. »Le sourire d’Alexandre avait été lumineux.
« … Et c’est une vraie salope. »Il avait levé les yeux au ciel. On ne referait pas son frère.