On pourrait bien se demander pourquoi Hulan a quitté les steppes de sa Mongolie natale, là où elle était si bien dans son environnement naturel, loin de toute autre civilisation à laquelle elle refuse de toutes façons catégoriquement de se soumettre tant elle est attachée à ses racines et fière de ses origines. Pourquoi a-t-elle voulu venir dans un monde où on ne lui donnerait pas de moutons à garder, où on ne se déplace plus à cheval et où il faut une licence pour tirer à l'arc ? Vraiment, que fait-elle en Irlande, elle qui n'a pour ce bout d'Occident qu'un intérêt extrêmement limité ? C'est simple. Bien que les femmes soient censées rester attendre à la yourte le retour des hommes, cette petite a préféré suivre le Khan afin de le seconder dans sa conquête des terres dites civilisées du globe. Eh oui. Le hasard n'y est pas toujours pour quelque chose.

Hulan, c'est le coeur d'une tigresse, le caractère d'un cochon et l'âme d'une guerrière dans le petit corps d'une fillette. Ce n'est pas parce qu'elle fait quelque chose comme un mètre trente qu'elle se laisse marcher dessus. Ce n'est pas parce qu'elle a un petit air de garçon manqué et qu'elle est plate comme une limande qu'elle n'a rien de féminin. Et ce n'est pas parce que c'est bel et bien une fille qu'elle est faible et fragile. Bien au contraire. Farouche descendante des nomades mongols, elle a toujours été une enfant pleine de vie et déterminée à poursuivre l'objectif on ne peut plus sérieux qu'elle s'est fixé il y a bien longtemps. À savoir, devenir une femme comme il le faut, belle, douce, exemplaire en tout points, puis se marier et fonder une famille dans laquelle elle se montrera être une épouse et une mère irréprochable, heureuse de vivre à quelque part dans les plaines de son pays natal, habitant dans une yourte, certainement à côté de celle des beaux-parents comme le veut la tradition. Pourtant, on a un peu de mal à la croire et ça se comprend.

Parce que Hulan semble être à des années-lumières de son objectif. Elle ne tient pas en place, elle court, elle saute, elle se déplace avec la discrétion d'un troupeau de yacks au galop en faisant trembler le sol et les fenêtres, et il est vrai qu'il y a peu de grâce dans ses mouvements aussi vifs que brusques. Et même si parfois elle semble calme et tranquille, elle repart très vite au quart de tour, infatigable. C'est pareil quand elle s'exprime. Soit elle marmonne, soit elle crie - trop rares sont les moments où elle parle avec un volume sonore auquel on s'attend de sa part. De plus, son anglais primitif ne lui permet pas toujours de se faire comprendre, alors elle hausse le ton, pensant inconsciemment qu'on finira bien par savoir ce qu'elle veut. Il lui arrive également de hurler sans raison, mis à part peut-être dans le but de signaler sa présence.
C'est vrai qu'on ne la remarquerait pas si elle était sage et discrète, ce serait le comble vu qu'elle ne supporte pas d'être ignorée. D'autres fois, elle n'hésite pas à donner un coup de poing, de crâne ou encore d'écraser les pieds à la personne dont elle souhaite obtenir l'attention. Cela dit, c'est rarement méchant, la petite mongole est seulement un peu brutale sur les bords, un peu rustique aussi. Et parce qu'elle n'est pas tendre, qu'elle n'est pas fragile, on se demande à quoi on a affaire et d'où sort cette fausse femelle qui n'aurait même pas besoin de virils attributs pour prétendre être un homme en devenir.
Et pourtant. Il faut se garder de lui faire part de ce genre de pensées. La comparer à un garçon la mettrait en rogne, elle qui n'aspire qu'à être une épouse et une mère idéale au sein de sa future famille. Dites-lui qu'elle est virile et elle vous fera part de son désaccord et son déni à coups de bâton dans la tête. À l'inverse, dites-lui qu'elle est jolie, et Hulan vous offrira son plus beau sourire - ou bien rougira et bafouillera un "merrrrciiii..." plein de reconnaissance. D'ailleurs, en parlant de bâton et autres armes de fortune, elle n'hésite pas à s'attaquer à plus gros qu'elle, bien qu'en aucun cas sa force physique ait quoi que ce soit d'extraordinaire, pas du tout même. Hulan est plutôt solide pour son gabarit et a le crâne dur, mais elle reste une gamine un poil belliqueuse ascendant agressive. Une petite furie, en somme.

C'est que ce n'est pas encore fini. En plus de ça, elle s'énerve très vite. Ça ne dure peut-être pas bien longtemps - juste le temps qu'elle hurle un bon coup en général - mais vu qu'elle le fait à la moindre contrariété, c'est vite usant. Enfin, vu qu'elle a toujours été comme ça, chez elle on considère ça comme normal et jamais personne ne le lui a vraiment fait remarquer. Peut-être qu'un jour, elle se fera remettre à sa place et se calmera un peu, qui sait ? Ce qui ne risque pas de changer par contre, c'est sa jalousie naturelle. Quelque chose lui fait envie et elle ne peut pas l'avoir ? Il y a de grandes chances qu'elle fasse la gueule, pète un scandale et/ou se mette à pleurer - elle a un côté sensible, si si, et il lui arrive d'être triste bien sûr. Comme tout le monde, hé.
En ce moment, ce qu'elle envie le plus, c'est certainement le charme des filles qu'il y a à Aisling. Avec leurs cheveux magnifiques, comparés au tas de foin que Hulan a sur la tête, et leur superbe corps aux formes harmonieuses, alors que la mongole est plus plate que plate, elles ont de biens beaux atours pour séduire ces hommes. Dont, là est le problème, son Roi, à qui elle est si aveuglément dévouée et fidèle. Alors, certes, il fait ce qu'il veut, mais ça n'empêchera pas la jeune fille de le surveiller constamment, de le poursuivre en lui tapant - pas trop fort - dessus et de criser quand il se trouve un peu trop près d'une autre demoiselle.
De toutes façons, quoi qu'il arrive, elle est bien trop butée pour abandonner ce qu'elle entreprend de faire, et sûrement pas l'amour de sa vie. Et oui, qui l'aurait cru ? ... Comment ça, on avait deviné ? Roh. Bref.

Quant à son niveau d'intégration en Irlande, disons que ça se fait tranquillement. Non pas qu'elle souhaite assimiler les moeurs autochtones, Hulan fait quelques efforts pour comprendre un minimum le nouveau monde qui l'entoure, étant donné que n'ayant pas la force physique nécessaire pour faire plier ses habitants, elle tente une approche plus spirituelle. Si elle laisse à contrecoeur son del dans sa chambre pour revêtir son uniforme afin de se fondre un peu dans la masse, si elle participe comme elle peut en classe et apprend l'anglais - tout en refusant de prendre du philtre, pas bon ça - et si elle tente de se faire quelques alliés dans le tas, c'est de la ruse et uniquement de la ruse. Pour rien au monde elle ne tournerait le dos à ses origines, elle se débrouille pour trouver de quoi concocter de la nourriture de chez elle, arbore des peintures similaires à celles de son compatriote sur le visage et ne dit jamais non pour participer à un rituel improvisé au sein de l'établissement.

Pour elle, il est clair que dès que possible, elle rentrera en Mongolie illico - par contre, elle n'a pas encore compris qu'il lui faudrait terminer ses études et maîtriser son don avant de pouvoir le faire. Ohoh. Qu'à cela ne tienne, rien n'empêchera cette petite terreur de finir par avoir ce qu'elle veut, peu importe le temps ça prendra.

On raconte qu'il y a de ça treize ans, alors que le soleil ne s'était même pas encore pointé à l'horizon, qu'un cri retentit et réveilla tous les habitants du petit bout de steppe dans lequel se déroule l'événement. Dès le départ, le bébé qu'on eut tôt fait de nommer Hulan n'eut besoin de personne pour se faire remarquer et se débrouilla très bien pour annoncer tout seul sa venue au monde. Au moins, ses parents furent heureux de voir que leur enfant débordait de vitalité et serait sans aucun doute quelqu'un de solide et de fort - Batsaikhan père et son épouse s'échangèrent un regard ému et fier, bien qu'ils eurent espéré avoir plutôt un fils. Peu importe, le fruit de leur union dormait à présent paisiblement entre les bras de sa génitrice, alors qu'autour de la yourte, quelques curieux arrachés à leur sommeil précédemment venaient aux nouvelles. Parmi eux se trouvait le chef, qui félicita par la suite son ami pour la naissance de la petite. La petite qui de taille le resta, d'esprit... Tout dépend du point de vue.

Quoi qu'il en soit, au crépuscule de sa première année de vie, Hulan trottinait déjà dans le campement sans avoir besoin de l'aide ou de la présence de ses parents, qui se contentaient de garder un oeil dessus pour qu'elle n'aille pas explorer de trop près les naseaux des yacks et le dessous des yourtes. Les autres nomades souriaient en voyant ce petit être haut comme trois pommes vagabonder ici et là, cette gamine jamais lassée, toujours curieuse du monde qui l'entourait et s'extasiant à la vue du moindre insecte qui lui passait sous le nez. Souvent, elle tentait d'attraper l'insecte en question. Parfois, elle y parvenait, et là quelqu'un intervenait afin qu'elle n'en fasse pas son casse-croûte. Être dérangée de la sorte provoquait déjà sa colère, mais elle s'en allait très vite ailleurs, préférant découvrir d'autres choses plus intéressantes encore.

On lui apprit également à chevaucher, dès qu'elle en fut capable et parce qu'elle fit un gros caprice pour ça. Brave bête que fut son po-cheval, pardon. L'animal dut finir sourd, à force que Hulan lui cria dans les oreilles et sautillait sur son dos, mais jamais il ne s'emballa et la mit à terre volontairement. La petite tomba plusieurs fois, bien sûr, mais jamais découragée elle remontait dessus, au début avec le coup de main de son père qui veilla à ce qu'elle traite mieux sa monture, ce qu'elle finit par faire. Non pas qu'elle ne voulut pas comprendre l'intérêt de le faire, mais têtue comme elle était, elle ne voulait surtout pas laisser croire qu'on pouvait facilement la faire changer d'avis. Plus tard, elle accepta tout de même le fait qu'être tête de mule, c'est bien, mais de faire ce qui est nécessaire l'est encore plus, et qu'il valait mieux passer pour docile que stupide.

Son apprentissage se poursuivait également avec le tir à l'arc, qui la passionna très vite, et entre deux entraînement elle observait comment les adultes gardaient les moutons ainsi que les autres bêtes qui étaient élevées. On lui transmit également les rites et les traditions, ainsi que tout ce qu'une femme mongole avait à savoir faire et les devoirs qu'elle avait dans leur société. Bien entendu, tout cela ne se fit pas en quelques heures et à ce jour, Hulan connaît l'essentiel sans être experte en la matière. Ce qui ne l'empêche pas d'être fière de ses connaissances et de grandement y tenir.

En-dehors de tout ça, la vie au campement se déroulait sans heurts, et les longs voyages n'incommodaient aucunement la jeune fille qui avait dans les veines le sang de plusieurs générations de nomades ayant vécu jusque dans des temps très reculés. Elle se faisait quelques amis, et son entrain naturel faisait revenir auprès d'elle ceux que ses hurlements avaient fait fuir. Ils s'amusaient durant leur temps libre, tous ensemble, avec les plus petits et les plus grands, dans une ambiance bon enfant. Toutefois, il faut savoir que parmi eux, seul un individu l'intéressait vraiment. Non pas que les autres n'aient aucune importance à ses yeux, mais la valeur du garçon en question était infiniment plus grande que la leur. De plus, ce n'était pas n'importe quel garçon, mais bel et bien le fils du chef, qu'elle a toujours connu par ailleurs. Souvenez-vous, je précisais au début que leur pères respectifs étaient amis. Aussi n'est-il pas étonnant que « Temujin » fasse partie de la première dizaine de mots qu'elle eut prononcé.

Pourquoi un intérêt si grand pour Temujin, qui avait d'autres choses à faire que de s'encombrer d'une gamine de cinq ans sa cadette ? Qui connaissait d'autres filles de son âge, plus intéressantes que Hulan ? Eh bien. On dit que le coeur a ses raisons que la raison ignore, non ? C'est comme ça, c'est tout. Toujours est-il que ce sentiment semble être présent depuis toujours, du moins la petite l'affirme-t-elle, bien qu'elle avait déjà six ans lorsqu'elle le formula plus ou moins clairement pour la première fois. Enfin, ce fut bien mignon, mais personne ne prenait au sérieux ces déclarations d'enfant. Pourtant, jamais ça ne changea et Hulan était bien plus que décidée à, un jour, obtenir ce à quoi elle rêvait, et que rien ni personne ne pourra la séparer de Temujin. Chaque soir elle attendait son retour de l'école quand il y allait, écoutait avec le sourire les récits de ses victoires qu'il enchaînait dans cet endroit où on tentait de l'initier à la culture occidentale, retenait quelques mots d'anglais que le plus grand lâchait en riant et riait avec lui. Et elle était déjà heureuse comme ça, rien que de se sentir un tant soit peu proche de l'élu de son coeur. Bien qu'il y ait de gros doutes quant à la réciprocité de ses sentiments. Et cette petite vie simple et tranquille se vivait toute seule, avec plaisir, et les années passèrent si lentement et si vite à la fois.

Or un jour, Temujin ne rentra pas aussi gai que d'habitude, bien au contraire. Il semblait bouleversé, atterré, et Hulan comprit comme ses camardes que quelque chose s'était passé, là-bas, à Ulan-Bator. Le fils du chef, leur futur chef à eux, qu'avait-il fait, que lui était arrivé ? On leur avait pas expliqué pourquoi et ne purent qu'assister, déconfits et impuissants, au départ de Temujin pour une école spéciale située en Chine, apparemment. Taiwen, un truc du genre. On leur avait aussi dit qu'il ne reviendrait pas avant un moment. Et là, ce fut le drame. Hulan hurla, tempêta, pleura, non, on avait pas le droit d'emmener Temujin loin d'elle, elle refusait, elle se révoltait, elle ne pouvait pas l'accepter. On eut beau faire, rien ne put la calmer, et les heures passant, sa fureur et sa tristesse ne firent qu'empirer. Elle hurla encore, supplia la Terre et le Ciel de faire quelque chose pour elle, lui donner un espoir, montrer qu'elle n'était pas seule et que des forces supérieures veillaient sur son amour.

Il faut croire qu'elle fut entendue par ces forces supérieures, car elles consentirent à faire un signe. Alors que les sanglots la submergèrent à nouveau - hé, c'est le drame de sa vie dont on parle -, toutes les bêtes du campement s'agitèrent soudain, affolés pour on ne savait quelle raison. Les mongols eurent fort à faire pour ramener les choses à la normale, et éviter que les yacks ne saccagent les yourtes et que les moutons ne prennent la fuite là où on ne les retrouverait pas de sitôt. D'ici la fin du chaos, Hulan s'était aussi calmée. Son petit doigt lui disait que quelque chose avait changé, ou plutôt s'était révélé en elle. Et ce quelque chose semblait lui promettre que tout allait s'arranger. Elle n'eut pas tort.

Il ne fallut pas beaucoup de temps - disons, le temps du voyage plus le temps de mettre la main sur les nomades - à des représentants chinois pour venir à leur rencontre. C'était sûrement la seule et unique fois où Hulan fut contente, même ravie d'avoir affaire à des faces de citron comme eux - en fait elle n'en avait jamais vu auparavant, mais on lui avait dit que les chinois ne valaient pas tripette, donc pour elle c'était le cas. Toujours est-il qu'après quelques formalités, elle dit au revoir à ses parents, ses camarades et le reste de la tribu pour suivre les chinois jusque dans leur pays. Elle ne le savait pas, mais au vu de ce qui était arrivé lorsqu'ils avaient embarqués un autre mongol quelques jours plus tôt, ils étaient extrêmement soulagés que sa camarde se tienne tranquille. Bon, tranquille, c'était vite dit, car elle trépignait d'impatience et avait la bougeotte, mais au moins elle ne chercha pas à les mordre ou à faire se crasher l'avion. Tout se passa bien jusqu'à ce qu'ils arrivent à Taiwen, en fait.

On l'accueillît avec quelques doutes, redoutant qu'elle soit comme « l'autre dégénéré », mais elle se montra docile. Sauf que ça ne dura pas. Un des proviseurs, parmi ceux qui comprenaient le mongol et qui la prit en charge quelques minutes se fit interroger par Hulan, et sa réponse provoqua quelques complications.

— Où est Temujin ?
— On l'a renvoyé, il doit être approximativement à l'autre bout de la Terre.
— ...eh.

Grosse colère. Énorme colère. Colère monstrueuse. Et les dirigeants de Taiwen n'hésitèrent pas une seconde, après tout ils avaient tout à gagner en l'envoyant à son tour à la suite de Temujin, avant qu'elle ne cause des dégâts et bien que son don n'était pas dangereux pour la majorité, il valait mieux éviter que tout le monde ne se retrouve dans une état de frénésie ingérable et que l'établissement ne s'effondre. Il valait mieux. Quelques heures plus tard, Hulan remonta dans l'avion, dormi quasi tout le voyage car les événements passés l'avaient bien fatiguée et termina à Cork, où on la ramena à Aisling.

On pourrait dire l'histoire se terminait bien, dès qu'on la vit charger Temujin dans un élan de joie en shootant quelques autres petits élèves au passage pour sauter sur le Khan et lui signaler sa présence en ce territoire inconnu. Qu'elle était là et que l'invasion commençait pour de bon. Ou continuait, plutôt. Prête à le suivre là où il le voulait. Et en attendant, elle se familiarisait avec son nouvel environnement, faisant du repérage qui serait éventuellement utile à la conquête de ce bout d'Irlande. Oui, on pourrait dire que l'histoire se terminait bien, mais, sûrement au grand dam de certains, elle ne faisait que commencer.