—
Il me faut une femme de poigne, Mick. Dans le genre PJ Harvey, Pamela, Nancy, Courtney Love ou Marianne Faithful.— Ah non, Marianne Faithful est pour moi.
—
Non mais t'as compris le principe. Un ange avec des gros seins, quoi.Mick souffle sa fumée en plissant les yeux d'un air sceptique et boit une gorgée de son café. Richard lui avait toujours dit qu'il avait l'air d'une pédale avec sa petite tasse d'expresso, mais Mick n'en avait rien à battre. Il se contentait, une fois de plus, de fixer le roux avec un air de dire, hé, arrête tes conneries. Mais l'autre semblait déterminé. Il avait l'électricité dans les yeux et le feu dans la voix, mais il l'avait quoi qu'il fasse de toute façon.
Nous parlons de l'année 1992.
Mick et Richard ont vingt ans. Ces deux récidivistes de Stallone, bien loin d'étudier afin d'éviter un troisième échec définitif, sifflent les filles et enfument le Roaring 20' - un nom bien pompeux pour un lieu où l'on pouvait réviser le chapitre sur la Gaule romaine en buvant un café serré. L'avantage était qu'il était principalement entretenu par d'autres élèves majeurs durant leurs heures libres et que l'uniforme des filles était particulièrement affriolant.
— Richard, de toute façon je ne suis pas sûr que te trouver une meuf fasse du bien à la popularité des Redox.
—
Parce qu'on a une popularité peut-être ? grogne-t-il dans sa barbe.
Richard fait la moue. Elle le quitte bien vite : une voix féminine perçait dans leur coin sombre.
— Je vous ressers du café ?
Une jupe plissée jaune entre dans son champ de vision. D'admirables bas en coton blanc très à la mode et des genoux ravissants. Il lève la tête. Elle venait souvent les houspiller lorsqu'ils restaient trop longtemps sans rien consommer, en plus de sécher des cours essentiels à leur évaluation; mais c'était leur problème. Mick hochait la tête d'un air distrait en lisant sa pièce et tendait sa tasse. Elle venait vider le cendrier aussi, et avait fini par abandonner d'essayer de leur donner la chasse.
C'est que ce n'était pas aisé, d'essayer de s'imposer face aux glimmer twins locaux. Elle tournerait bien les talons le plus vite possible pour les fuir, mais elle les regardait d'en haut, méprisante et dégoûtée par les vêtements élimés du brun et les mains décharnées aux grosses chevalières du roux. - Richard était bel et bien roux, ça faisait Johnny Rotten, il trouvait ça cool, et on vous expliquera ensuite comment ils se retrouvèrent dans leur couleur actuelle.
—
Pour moi aussi s'il te plaît.Il sourit à la serveuse. Elle ne sourit pas.
—
Je te connais non ? On s'est pas croisé en chimie ?— J'ai pas chimie en option, dit-elle d'une voix grinçante.
—
Mais tu nous connais, Mick et moi, on est les Redox !— J'entends parler de vous. N'essayez pas de faire de la concurrence à Michael Jackson, et arrêtez de chercher vos titres dans les manuels de physique.
La jupe se retourne et s'en va.
— Elle s'appelle Donna, et elle est célibataire, lançait Mickael à Richard.
+
C'est un soir d'automne 1989 que Richard trouve à la bibliothèque, tard le soir, la veille d'un test de maths, un walkman perdu. La musique grésillante au casque est irrésistible. Il se sent obligé de l'approcher de son oreille.
Ça a changé sa vie.
Strummer était un gamin trop normal, sympa et assez massif, alors les teddy boys l'avaient recruté malgré lui. Il se laissait faire parce qu'il n'avait pas vraiment de caractère et parce qu'il était content d'avoir été remarqué par un groupe d'élèves. Ce soir, où, à seize ans, les tympans de Richard rencontrent Nirvana, ils s'y sont envolés. Il n'a plus eu besoin de teddy, plus eu besoin des entraînements avec l'équipe, plus eu besoin de quoi que ce soit. Les heures passés au music store ont forcé l'étain de son caractère pour en faire du bronze. Quand on l'ennuyait un peu, il se mettait à ricaner comme une hyène et à agiter sa tignasse comme s'il avait été Slash. Quand il essayait de faire comme Sid et de dessiner une croix gamée sur sa feuille pour la provoc, on le virait, et quand il voulait faire comme Joey et mettre des lunettes de soleil, on le virait, et quand il voulait imiter Plant et se faire pousser les cheveux, sa mère les lui coupait.
Après, il s'est calmé et se contentait d'écouter ses cassettes seul en feignant de dormir.
— Tu t'appelles comment ? fit un type inconnu dans le tram qui lui servait à regagner les dortoirs.
Il ressemblait à Joey Ramone avec ses tifs et son blouson noir. Richard releva son casque.
—
Moi ? Strummer ! (c'était toujours hyper classe de dire qu'on s'appelait Strummer)
— Ah c'est toi. Moi c'est Mickael Bend. On me dit que t'es comme moi. T'as des dents dégueulasses de rockstar et je t'entends foirer sur ta fender.
Mickael faisait déjà comme s'ils avaient élevé les poules et les cochons ensemble. Et puis le must c'était qu'il fumait. Ça lui donnait un air de poète solitaire damné. Il adorait écouter les portes et il pouvait parler avec les morts. Il ne le faisait pas, parce qu'il était nul à l'école; mais il fallait quand même se dire qu'il pouvait draguer Janis Joplin, et ce n'était pas n'importe quoi.
Ils se retrouvaient toujours dans ce tram après les cours. Parfois Mick lui parlait de la vie et de la mort, et souvent ils écoutaient une nouvelle cassette avec de brefs commentaires hébétés. Après, ils ont continué, mais pendant les cours, au Roaring, et ce pendant des années au point de louper leurs exams respectifs, et ils continuaient de nourrir leurs projets de, eux aussi, enregistrer des bouts de fureur et de les vendre à des millions de filles qui tueraient leur mère pour aller les caresser backstage.
A force de se gaver de riffs et couplets enragés, ils avaient fini par réussir à boucler des morceaux; que des reprises, certes, mais c'est bien comme ça que les pierres roulantes avaient commencé. Ils s'étaient trouvé un batteur, Lee, qui acceptait de suivre les projets démesurés de Mickael.
Ils avaient même réussi à convaincre Donna de leur faire de la place le temps d'une soirée au Roaring. C'était bien suffisant pour Lee et Richard. On voyait aux mains et aux yeux de Mick que ce n'était pas assez pour lui et qu'il pensait que ce serait le début de leur fulgurante ascension des échelons de la gloire.
Lee et Richard n'y croyaient pas, mais ils se plaisaient à entrer dans ses songes miroitants et menteurs.
+
Il était 20:23.
Attends.
Le rendez-vous au Roaring avait été donné à la demie.
Richard bondit de son lit et commença à péniblement peigner ses cheveux, pas le temps, il enfila ses chaussures et courut au tram. Une forme quadrupède était plus adaptée à la course : on put donc voir une hyène détaler à toute vitesse à travers Stallone.
Il était mort d'inquiétude et de désolation pour Mick et Lee. Mais de toute façon, les rockstars, ça fait toujours attendre. Son bandana lui tombait du front, alors il l'attacha précipitamment au cou, et ce faisant, bouscula subitement un pauvre laborantin en peine qui soulevait un carton qui tintait.
Les erlenmeyers volèrent, et un bécher rempli tomba sur le fier capillariat flamboyant de Strummer.
—
AHHH AHHHH CA ME BRÛLE !— Non, ne t'inquiète pas, ce n'est qu'un colorant alimentaire !
—
Ah oufffh- mais c'est BLEU !— Je te dis qu'il s'efface ! En plus j'ai contrôle des couleurs, regarde...
Le bigleux entrouvrit sa bouche, visiblement occupé à appliquer son don sur Richard, occupé à se débattre contre la solution qui lui restait incrusté dans la peau. Sa peau regagna en quelques secondes sa teinte normale.
Richard soupira d'aise.
— Oh non !
—
Quoi ?!— Le double ferrocyanure de fer et de potassium reste collé à tes cheveux !
—
QUOI ?! (en plus, Richard comprenait tout ceci, puisque rappelez-vous, il avait pris chimie en option.)
— La réaction a contrecarré mon don !
Et dans un dernier QUOI ?! mugi à la face de ce pauvre type qui n'avait rien à faire là, Richard se regarda dans une vitre. Sa fière banane auparavant étincelante incandescente étincelante était devenue bleu œuf de canard (cette teinte existe réellement.)
Il vit qu'il était 20:46, mais il plaqua brusquement ses mains sur sa tête.
—
Mes cheveux !— Je- il semblerait qu'ils restent bleus à jamais je- je suis désolé désolé désolé.
—
NOOOOOON !+
Il arriva à 20:49 au Roaring.
En poussant la porte, il se passa une nouvelle fois la main dans les cheveux - c'était sa manie. Il savait qu'en dépit de son retard, Mick et Lee allaient l'accueillir avec des franches bourrades, avec une fausse colère pour la forme, de toute façon, ils seraient en retard aussi, ils étaient comme ça.
Il avait hâte de commencer.
Richard essaya, se hissant sur la pointe des pieds, de regarder par dessus la petite foule compacte. Ils devaient l'attendre pour commencer. Attendez, les gars, j'arrive. Passez moi le mediator et on y v-
— Nous sommes les Sylvester Redox ! One two three four !
Lee partit en transe.
Mick fit gémir ses cordes.
Il y avait quelqu'un d'autre, au milieu des deux, à
sa place, avec
sa guitare.
Richard était un coq, toujours à crier qu'il était le plus beau et le plus fort, qu'il maîtrisait son don à perfection et qu'il réussirait tout dans sa vie, que les minitels étaient l'avenir et que quelqu'un le défie s'il avait tort. Il brandissait les poings plus vite que son ombre et après se faisait souvent ramener par Mickael. C'était comme ça, ok, on n'y pouvait rien.
Ce coq de Richard resta interdit derrière les gens. Il ne dit rien quand Donna vint pour le dégager, et il tourna les talons. Il faisait son hyène, quoi. S'il avait eu des oreilles dressées sur la tête, elles se seraient rabattues; il regarda le trottoir vide et entendait la musique assourdie des Redox. Les mains dans les poches, il s'assit par terre et alluma une clope. Il aurait fallu, au lieu des chansons perverses de Mick, mettre en bande-son le son d'un harmonica plaintif accompagné d'une lourde contrebasse pour illustrer et appuyer sur son désarroi. Le blues dont Mick lui parlait tant n'était à la fois plus rien pour lui, et tout pour ce pauvre type aux cheveux désormais bleus à jamais.
+
Mick était quelqu'un d'ambitieux avec une bonne volonté; mais son problème, c'était que ces qualités s'étendaient trop et avaient tendance à englober son entourage. Dans le sens où Mick avait assez d'ambition pour deux, et même pour quatre, et qu'il l'appliquait à Richard. D'accord.
Très tard, ils sortirent. Lee était complètement défoncé, et il partit bras-dessus bras-dessous avec l'autre bouche-trou que Richard ne regarda même pas.
Il resta Mickael, et il lui semblait qu'il voyait un clochard sur le point de tomber dans le caniveau.
— Écoute, Richard.
Mick était debout derrière lui.
— J'ai parlé avec le King cette nuit et.
—
Et quoi ?— Il dit, et je pense comme lui, que c'était mieux que tu ne sois pas là.
—
Ah ?— On est trois dans les Sylvesters, Richard, y a toi moi et Lee, Lee c'est un type sympa qui fait ça parce qu'il y croit, et il joue sacrément bien.
—
Et alors ?— Toi aussi, mais tu n'y crois pas. Tu viens avec les Sylvesters juste pour t'envoyer Donna ! Elle est où l'ambition là-dedans ? De toute façon, il y en avait un de trop entre nous deux. Regarde les Doors, les gens vont les voir pour voir Jim Morrison, ils s'en battent de Jay et les autres. Il faut un équilibre.
—
Mais j'étais le lead guitar, Mick.— Justement.
—
Tu crois que Jagger aurait réussi sans Keith Richards ?— Tu n'es pas Keith Richards. Tu serais plutôt Brian Jones, vois-tu.
T'as de la chance, petit con. Je t'aurais cassé la gueule, je t'aurai défoncé le nez et arraché les lèvres si on n'était pas dans un établissement scolaire à haute réputation et que leur diplômes de clôture étaient en jeu, parce qu'une exclusion à ce stade, ç'aurait été bête, surtout pour ce lombric de Mick. Il le dégoûtait.
Brian Jones, vraiment ?
Il se leva et écrasa son seizième mégot.
—
Salut, Mick.— Écoute. Je suis désolé.
—
Ouais.Connard.
— Au fait.
—
Ouais ?Richard ne le regarda pas, non plus.
— Qu'est-ce qui est arrivé à tes cheveux ?
Richard se retourna et donna un formidable coup de poing dans le nez de Mickael.
+
Mickael est aujourd'hui banquier, il vit dans la banlieue de New-York, il a une fille, Polly, et il est marié à Donna.
Parfois quand Richard regarde sa fender sous vitre dans son bureau à Aisling, même si quelqu'un est en train de lui parler, même si Harley est encore en train de l'allumer, il pense un peu à tout ça. Mick est très loin de se douter que son cancre d'ami est devenu professeur dans cette école de tarés congénitaux, et qu'il n'a toujours pas pu enlever le double ferrocyanure de ses cheveux. Mais finalement, c'est pas si mal que ça.