Il n'y avait pas trente-six façons de nourrir les bestioles écailleuses d'Aisling. L'immense aquarium menant au laboratoire avait beau être aussi spectaculaire que n'importe quelle autre réplique de récif corallien aussi massive, en coulisses, c'était une toute autre paire de manches. On ne conservait pas impunément vingt tonnes d'eau salée bourrée d'organismes en tous genres sans s'en occuper de façon saine, régulière et professionnelle. Or, on ne pouvait pas présenter le budget de l'école irlandaise comme le fond financer le plus stable et généreux qui soit. Aux yeux d'Aliénor, Aaron, en volontaire motivé était l'une de ces aubaines qui lui facilitaient un peu la vie -juste pour quelques secondes, le temps d'apprendre que la dernière lubie de Temujin consistait à élever des yaks introduits dans les chiottes du quatrième étage de l'académie par on ne savait quel miracle. Les pompes en panne, les filtres bouchés et la crainte irrationnelle de perdre un bras aux mâchoires des deux requins
melanopterus chétifs dont pouvait se targuer l'aquarium d'Aisling faisaient autant d'effet au vanuatais que... que n'importe quoi d'autre, à vrai dire. Du rien.
Si enthousiasmé par l'accablante tâche de bricolage que représentait ce bassin que ça en devenait suspect, Aaron se contentait d'un salaire de misère, parfois de simple tickets restaurants -uniquement valables chez Gégé, roulotte à frites et autre bouffe huileuse du campus- qu'il n'utiliserait jamais. Aussi amorphe et bonhomme vis-à-vis de l'exploitation évidente de ses connaissances qu'à son habitude, il persistait à faire tourner plus ou moins correctement le monstre aqueux résidant dans les entrailles d'Aisling, ne serait-ce que pour le plaisir d'y plonger régulièrement. Solitaire dans son acharnement la majeure partie du temps, il fallait avouer que l'activité était, malgré tout, carrément chronophage. Il avait bien tenté d'approcher une certaine Elizabeth dont on l'avait informé du don invraisemblablement génial, et lui avait même proposé un régime de bananes fraîchement reçu du pays en contre-partie. Elle ne semblait pas avoir entendu ses explications et s'était contentée de le contourner d'un pas pressé, ses couettes bleutées disparaissant bientôt au bout du couloir. Aaron s'était demandé si elle souffrait déjà de troubles de l'ouïe à son jeune âge, puis avait haussé les épaules en décidant simplement que c'était bien triste, avant de retourner s'atteler à la tâche.
L'aide espérée avait finalement pointé le bout de son nez peu après cette rencontre avortée : un équipier de grande valeur s'était dévoilé en la personne de Richard. Et le spectacle que celui-ci offrait une fois immergé valait toutes les hydrokinésistes dures de la feuille de la planète.
L'accord était simple, tacite : Dick était invité à venir faire trempette en compagnie d'Aaron à chaque immersion du surfeur, à la condition de ne boulotter aucun des habitants colorés du bassin. Ce qui ne l'empêchait pas de se servir allègrement une part de roi dans les appâts que les deux garçons disséminaient aux quatre coins de l'aquarium, sorte de taxe implicite sur laquelle le huitième année fermait les yeux sans grand sacrifice. Sous sa forme de sirène, Richard était un challenge constant et un compagnon de choix. En excellent apnéiste, c'était bien la première fois qu'Aaron avait affaire à un humanoïde plus à l'aise que lui sur le récif, même factice. Les séances d'approvisionnement des poissons tropicaux viraient bien souvent en après-midi entières de plongée mouvementée, au prétexte de nettoyer les vitres intérieures de l'immense aquarium. Bon nombre de gamines de première année avaient fait la connaissance des deux énergumènes à la dure : en perdant connaissance face à une langouste s'élargissant soudainement en un îlien dans le plus simple appareil, ou devant une sirène dérangée dans son repas montrant des crocs au détour d'une patate.
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Ce jour-là, un pauvre PSY sans défense avait sursauté si violemment qu'il en avait fait tomber ses dossiers lorsque Dick était passé à toute vitesse à ses côtés, tout en violentes ondulations. Aaron en riait encore lorsqu'il retira son masque, après s'être extirpé du bassin.
Cette tête ! Mais cette tête qu'il a fait ! Bo', c'était tellement parfait.
Tout en ébouriffant sa tignasse de sa propre serviette, le vanuatais en tendit une autre à son compagnon qui encore accoudé au bord de l'aquarium, laissait la partie inférieure de son corps tremper dans l'eau salée, lisse et miroitante.
Un de ces quatre 'faut que je t'emmène plonger sur un vrai récif, tu vois.
Comme à chaque évocation des rêveries coralliennes au beau milieu desquelles il avait grandi, des étincelles illuminaient le regard d'Aaron. De fines rides se formèrent aux coins de celui-ci lorsqu'il repartit d'un grand rire en ajoutant
'faudra juste faire gaffe à pas te faire prendre le boule dans un filet ou découper la caudale par des chinois, HAHAHA.
avec ce manque de délicatesse ingénu qui lui était propre. Aaron frottait vivement son torse pour sécher rapidement alors qu'il faisait déjà quelques pas à travers les énormes circuits alimentant le monumental bassin en eau saine, et lança joyeusement en arrière :
T'as le temps pour un thé mec ?