Can't you see the sky is not the limit no more ?
« La fête battait son plein. »
Aux lèvres de Nikola ne venait que ce genre d'expressions dépassées, étirées par delà les années, comme sorties tout d'un coup de leur boîte poussiéreuse. Et elles n'avaient plus de sens, pensait Nikola ; encore moins après tout ce temps, pas plus de sens qu'un sourire évaporé - un peu comme son sourire. Pourtant, elles se faisaient étonnement vraie ce soir, sous le lourd camaïeu de lumière et d'ombres ; dans la fumée que crachotait l'urne antédiluvienne. Et bien faussées, pourtant : ici, la fête battait toujours son plein. Ici, tous les jours, coulaient sur les sourires la musique hurlée trop fort par les amplis, l'alcool et les danses embrouillées. Toute la bonne volonté et les menaces du monde n'y feraient jamais rien, pensaient-ils tous.
Aisling resterait elle-même. ... Et c'était tant mieux.
Parfois, Nikola croisait un sourire. Jamais il ne s'y attardait assez à savoir s'il s'agissait d'un sourire véritable ou d'une contrefaçon.
Quelques volutes de fumée qui s'échappent.
Ainsi avait commencé la soirée : « clope au bec », et ainsi, peut-être, la finirait-il.
Dans ses yeux, les flammes de son briquet ; les crachats de sa cigarette ; ses doigts, le long ; les nuages pesant dans l'azur nocturne : tout dansait avant même que soit donné le bal. La vie avait un temps d'avance.
Elle avait toujours un temps d'avance.
Mais Nikola n'était pas du genre à en prendre conscience.
Nikola, plutôt, se laissait emporter comme, ce soir, il le faisait au son de sa basse. Ses doigts le coulaient, claquant sur les cordes vibrantes.
Et le temps était passé comme ça, comme le temps qu'il fallait à ses lèvres pour s'embrasser.
Et Nikola ne comptait plus les sourires, plus les accords, plus les morceaux. Il avait cette magie qui se fichait dans son coeur, à laquelle il n'avait pas osé croire depuis son enfance ; il avait, épineuse, plantée dans son coeur, dans ses yeux, la magie douce de la musique qui entraîne, qui fait flamber les sourires, écarquiller les yeux, agiter les bras. Les couleurs, comme cela, se brouillaient, s'embrouillaient, s'écrasaient ; le monde au son du morceau dansait une valse anachronique, valse des sourires, des rires, valse tendue vers l'infinie. Un monde sans limite, qui faisait rougir ses joues entre ses éparses tâches de rousseur, et qui relevait les coins de ses lèvres, rendant son sourire bancal un peu trop grand. Comme si ce sourire n'était pas fait pour lui. Nikola ne comptait plus les cigarettes tirées de leur paquet, plus les verres descendus trop vite ; plus les pulsations de son coeur qui s'emballait.
Quand la musique s'arrêta, Nikola se retrouva tout seul, dans son tourbillon de couleurs ; seul dans sa chemise trop blanche au col lâche et aux manches relevées, dans son bas d'uniforme usé et ses converses délavées, seul avec ses pommettes rougies et son sourire élargi.
▬ Merci beaucoup, ça m'a fait plaisir de pouvoir jouer avec vous.
« Le début de la fin. »
Quelque chose, dans cette voix aux accents joyeux, posée sur des lèvres doucement étirées, au milieu d'un visage enfantin, avec quelque chose d'angélique, avait marqué le début de l'aventure. C'était ainsi qu'entre deux joues ses illusions avaient trouvé leurs fins ; ça avait fait un grand boum dans ses attentes et ses appréhensions. Le premier vrai sourire de la soirée ; sûrement pas le dernier. Maintenant qu'un l'avait frappé, il en voyait danser à toutes les figures, parfois prenant un air étrange, comme pour se moquer ; rire de lui, qui, pauvre enfant ne croyait tellement plus en rien qu'il avait perdu l'habitude de voir le bonheur simple là où il était. Et le monde tournoyait à ses pieds alors qu'il s'éclipsait de la scène, pour laisser place à d'autres musiciens. La ronde des couleurs prenait des éclats de délire ; de valse tranquille, éphémère, elle se faisait salsa infernale, mambo aboulique. Des accents malsains dans leur joie éfrénée, drôle de camaïeu déréglé où se brouillait tout l'arc-en-ciel.
Scène quittée, basse posée précieusement en équilibre sur l'étui du violon de Jeadly, il se jeta dans la foule.
Ce fut comme s'il y avait disparu, pour en ressortir épaules délassées et sur ses lèvres distendues le goût du rhum et de la vodka. Il dut encore peut-être sortir du grand hall pour fumer une clope, adossé au côté de la porte qu'il tenait ainsi grande ouverte. Le monde dansait presque dans la fumée grise qui s'élevait du bout de la cigarette, semblant vouloir s'échapper vers les étoiles ; mais s'il lui avait semblé vraiment tangible, c'est qu'il aurait raté son coup, car il se devait tout de même de ne pas boire trop pour ne pas balancer la musique. Seule, celle-ci était là pour le raisonner, appuyée par la menace que lui avait faite le violoniste s'il foirait ses accords. Nikola, au fond, n'avait pas peur de Jeadly ; cependant, il était trop conscient pour ne pas se rendre compte qu'il ne fallait, au grand jamais, s'en faire un ennemi.
Lui vint à l'esprit une idée alors qu'il tirait doucement sur les dernières cendres de sa cigarette. Il ne se souvenait pas avoir déjà parlé à la gamine qui leur avait tendu un sourire en quittant la scène. ... Sûrement l'avait-il déjà croisé, probablement à de multiples reprises. Toujours est-il qu'il ne lui semblait pas l'avoir déjà vu ce soir aux bras ou au côté d'un quelconque cavalier. Peut-être pourrait-il aller lui tendre la main. Elle n'avait pas l'air méchante, au contraire. Et dans le pire des cas, il pourrait toujours fuir.
Il écrasa son mégot dans la poubelle, et s'engouffra à nouveau dans la salle.
Et il ne s'arrêta de raser les murs pour ne pas déranger les danseurs que lorsque que ses yeux se posèrent sur sa basse. Il pouvait toujours abandonner les idées folles, s'installer là et vérifier tous ses accords.
Cependant, quelque chose dans son coeur gonflé rendit ses pas bravaches et il s'avança encore, doucement, tâchant de se faire silencieux - probablement parce qu'elle avait l'air plongée dans ses pensées, et que quelque réminiscence de son éducation lui interdisait de la brusquer trop.
Il ne se décida qu'après une minute d'hésitation et de respiration tamisée.
Il avait lâché cela doucement. - Un sourire lui vint, en guise de réponse, et puis une voix, jolie.
▬ Bonjour et en fait bravo, tu as super bien joué tout à l’heure, euh... Désolée je ne me souviens plus de ton prénom, tu t’appelles comment ?
Quelque chose dans ces mots qui le bombardaient lui rappelait quelqu'autre chose. Il fit ce bruit étrange que font les adultes qui s'humectent les lèvres lorsqu'ils réfléchissent - et se demanda ensuite d'où cette manie pouvait bien lui provenir.
La musique battait toujours le rythme sur ses tempes.
▬ Oh heu. Merci ! - C'est gentil. Toi aussi ! Je m'appelle Nikola.
Il marqua une pause.
Et lâcha de nouveaux mots comme une bombe.
▬ Et toi c'est Ann-Lys, non ? Oui voilà, c'est ça. Je t'ai déjà vue sur le bateau ! ... Oh mais. Tu es la fille qui invoque des dodos ?
Pause. Et comme ça, Nikola, gentil Nikola, tendit la main.
▬ Je pense que les dodos devraient fêter aussi. Viens, on les emmène !
Doucement, il l'attrape par la main.
De l'autre, il retire ses bracelets, les fourre dans sa poche et puis dessine dans l'air une vague forme, abstraite. L'espace d'une seconde, il fronce les sourcils. Et puis le portail s'esquisse, sans bruit ni artifice.
Et Nikola, avec un sourire vague et quelque chose de rêveur dans les yeux, resserre sa main autour de celle de la jeune fille, et l'attire plus près de lui.
▬ Attention, ça fait un peu bizarre, la première fois.
Et il l'entraîne.
Et ils se retrouvent devant une porte qu'il ne connaît que trop bien, ouvrant sur des lieux qu'il aime à rêver. Précipitamment, il lâche la main de la jeune femme, referme le portail, et fait glisser les deux bracelets sur son poignet. Malgré tout, son don a toujours un peu du ton du tabou.
Il ouvre la porte avec un sourire.
▬ Après vous, mademoiselle.
Et Nikola entre à sa suite, s'engouffre dans un monde nouveau, vieux de plusieurs millénaires.