C'était ce 23 décembre, où la neige tombait trop fort sur Glasgow, qu'il arriva. Après une soeur aux grandes boucles brunes, lourdes, de sept ans son ainée, ce jour là vêtue d'une robe rouge écrasé, serré trop violemment au creux d'un poing, pour s'étaler sur une bande de tissu qui faisait ressortir son visage rond, presque angélique, aux lèvres rosées retroussées en un charmant sourire, accompagné d'un regard bleu profond, cette gamine, trop jeune, qui paraissait déjà s'éclore aux charmes simples d'une femme ; et puis un autre enfant, plus jeune, âgé de quatre ans, assis dans le couloir blanc, aseptisé, trainant une vilaine poupée de chiffon dans laquelle lui seul trouvait une beauté manifeste - et ça lui suffisait. Ses cheveux blonds retombaient devant ses yeux gris, le visage pâle, déjà creusé par un manque, de fer, peut être, on n'en savait rien, et ce n'était pas ce qui importait le plus ici. Dans son pull gris un peu trop grand pour lui, il se renferme, s'y enroule, pour former une sorte d'armure, de protection. Sur un siège, derrière lui, se tenait également assis un homme, le visage enfoui entre ses mains, ses doigts remontant le long de ses tempes, les massant, comme si ce mouvement circulaire pouvait le rassurer dans l'ignorance, le doute. Pourtant, il était si fort, d'ordinaire, redouté, respecté dans la haute société écossaise, Dorian Ransom, procureur général, doté d'une certaine renommée, lui qui d'habitude faisait respecter la justice d'une manière accérée, droite, mais partiale, il n'avait là plus rien pour se défendre, aucune arme, rien de suffisant pour garder la face devant ses enfants, pour ne pas se laisser submerger par la peur.
Sa femme avait été acceptée en urgence afin de donner la vie, un accouchement risqué, qui mettait en jeu la vie de son épouse autant que de son fils. Il avait peur, peur de les perdre tous les deux, autant qu'ils étaient. Il ne comptait plus le nombre d'heures où ils avaient attendu dans cette salle sans savoir, en redoutant le pire ; il avait pourtant essayé de renvoyer ses enfants chez lui, en appellant la nounou, afin qu'elle vienne les récupérer, mais c'était peine perdue : tous deux hurlaient dès qu'il approchait cette possibilité du bout des lèvres, provoquant un vacarme pas possible dans tout l'hôpital ; il n'avait plus la force de se faire respecter en tant que père, aussi avait il cédé au désir de ses enfants.
Il soupira, releva la tête et se cacha le bas du visage dans ses mains fines, le regard perdu dans le mur d'en face, orné d'une affiche avec une femme souriante, préventant il ne savait trop quoi, à vrai dire, il n'en avait pas grand chose à faire.

Un médecin sortit d'une chambre, cherchant l'homme du regard derrière ses lunettes rondes ; le père leva les yeux vers l'homme en blanc, posant cette question de ces yeux gris sans la formuler. D'un pas lent, il s'avança vers le procureur, les traits tirés ; c'était une longue nuit qui venait de passer, pour tous. Il vint s'assoir à côté de Ransom, eut un faible sourire, puis posa sa main chaude sur l'épaule de l'homme, pour le rassurer.

▬ Vous croyez en Dieu, monsieur ?
▬ Oui.
▬ Vous pouvez le remercier. L'état de votre femme est fragile, mais sans danger, de même que pour votre enfant. Saviez vous d'avance le sexe ?
▬ Non. Nous avons voulu garder la... Surprise.

Son sourire s'élargit.

▬ C'est un garçon. Votre femme a choisi son prénom. Lysander Emerson.

▬ Je vaux rien.

Il avait laissé tomber cette phrase à table, au beau milieu du repas, alors que Sara passait le sel à Gabriel. Le père haussa un sourcil surpris, la mère eut un sourire tendre envers son fils, assis en bout de table, les bras croisés, le visage maussade. Ses boucles noires retombaient devant ses yeux sombres, masquant une partie de son teint hâlé, arraché à ses ancêtres du sud de l'Europe, peuple conquérant et travailleur, qui faisait la fierté de la famille maternelle. Il passa une main trop fine derrière sa nuque ; trop grand, trop mince pour son âge, il n'était pas à l'aise dans son corps, garçon de neuf ans qui avait trop vite grandi avec un esprit d'enfant, façonné par la religion et les conventions familiales.
Sa mère, grande femme brune aux lèvres rouges et à la peau bronzée, se pencha vers lui.

▬ Pourquoi dis tu cela, Lysander ? Ce n'est pas vrai, tu le sais bien.
▬ Parce que j'ai toujours pas de don. Vous m'aviez dit que Gabriel et Sara avaient découvert le leur tôt, vers leurs sept ans. Moi, je vais bientôt en avoir dix, et toujours rien. Vous n'avez toujours pas reçu de lettre. N'est ce pas ?
▬ Eh bien... Commença elle en hésitant.
▬ Non en effet, nous n'avons toujours rien reçu, comme tu le dis. C'est bien beau de travailler à l'école, d'avoir des bonnes notes, mais ce n'est pas ça qui te fera avoir un don, trancha le père d'un ton sec.

L'homme porta sa fourchette à sa bouche, détournant ses yeux de ceux de son fils, retournant à la dégustation de son plat. Lysander baissa le regard vers son assiette, ne disant rien, continuant à manger en silence. La suite du repas se déroula ainsi.
Tel était le quotidien de Lysander Emerson Ransom : attendre désespérement que quelque chose de spécial se manifeste en lui, pour que son père soit fier de lui et le reconnaisse comme un véritable membre de la famille, comme les autres.

▬ Père, j'ai eu un vingt en biologie ! Le professeur a même dit que c'était un examen très dur, et que j'avais certainement un grand avenir si je continuais à travailler de la sorte.
▬ Lysander, si tu espères que je vais te féliciter, va plutôt voir ta mère.

Sirotant son thé, le journal à la main, le père n'avait pas levé les yeux vers son fils. Il était habitué à ce genre de scènes : Lysander, un grand sourire aux lèvres, rentrant du collège dans son bel uniforme, déjà trop petit pour lui au niveau des chevilles, une note excellente à la main, attendant un geste, un signe de reconnaissance de la part de son géniteur, qui ne venait jamais. Et, c'était le même déroulement ensuite ; le jeune homme repartait dans sa chambre, déçu, claquant doucement la porte, afin de ne pas faire de bruit et de rester discret. Rester discret était bien la seule chose qui lui restait à faire : tant qu'il n'aurait pas de don, il n'avait aucune raison de se mettre en avant, comparé à sa soeur, qui à vingt ans menait à présent une vie honorable : maitrise de son don à la perfection, emploi avantageux, des prétendants à ne plus en pouvoir ; Gabriel, lui, à dix sept ans, s'apprêtait à passer son examen final, qu'il allait bien évidemment réussir haut la main, aux vues de ses résultats à l'Aurore.

Et lui, il était là, Lysander, à ne pas avoir de don à treize ans, et à mener une vie moyenne, sans rien d'exceptionnel, jamais reconnue par la fierté familiale, si ce n'était par sa mère.

Le père Ransom reposa sa tasse sur la soucoupe, silencieux, puis regarda le brun, qui n'avait toujours pas bougé.

▬ Et bien ? demanda t il d'un ton impatient.
▬ Je...

Il ravala sa salive, les poings serrés, n'osant se révolter contre un père qui n'avait jamais su lui donner ce qu'il attendait vraiment. Puis il tourna les talons, attrapa son sac, monta les escaliers et poussa péniblement la porte qui menait à sa chambre. C'était toujours comme ça. Il se laissa tomber sur son lit, bouillonnant de rage, serra son oreiller dans ses bras, comme pour y évacuer sa colère, il voulait y taper dedans, mais ça ne le soulagerait pas, il était trop mou, son poing ne ferait que s'enfoncer dans un objet qui ne lui opposerait aucune résistance. Il songea à quel passage de la Bible pouvait lui remonter le moral, mais la colère l'avait submergé à un tel point qu'il semblait incapable de toute réflexion logique. Le jeune homme se redressa sur son lit, lâchant son oreiller, inspira un grand coup, et frappa finalement dans l'oreiller.

▬ AIE !

Et le voilà assis, à se tenir le poing contre ses lèvres fines, fermant les yeux, ruminant parce que il s'était fait mal.
Puis il sembla refléchir le temps d'un instant. Pourquoi avait il eu mal en frappant dans l'oreiller ? Surpris, il prit à nouveau le coussin entre ses mains, et il parut encore plus surpris en sentant qu'il était dur comme du béton. Il ne put s'empêcher de le jeter à l'autre bout de la pièce lorsque il sentit qu'il était devenu mou à nouveau. Voilà que le Démon s'est emparé de moi !, pensa t il.
Ce fut ses parents qui mirent fin à ses inquiétudes, en faisant irruption dans sa chambre, une lettre à la main, sa mère ayant un grand sourire aux lèvres, son père interdit.

Ils n'eurent pas besoin de parler pour faire comprendre à leur fils que finalement, son don venait de se manifester.