Jolie petite histoire.
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Psychedelical me.
Take a picture if it helps you sleep.07.09.96
« J'espère que tu es contente ! » « Tout ça, c'est de ta faute ! » « Papa, on va où ? » « Martta, dis à ta putain de mère de décrocher son téléphone ! » « Mamaaaaan ! » « Laisse ma mère en dehors de ça, Sven ! » « Putain de bagnole, putain téléphone... » « Papa, pourquoi maman elle a mal ? » « ...putain de... TAXI ! » « Maman elle a mal parce qu'elle va accoucher. » « La ferme, les gosses ! »
6.15 pm, Helsinki University Central Hospital.C'est ce qu'on appelle une naissance mouvementée. Déjà
in utero, il devait trouver le monde bruyant. Il faut dire qu'avec trois frères et deux soeurs, les journées sont animées. Les parents avaient décidés de s'arrêter là, mais on est jamais à l'abri d'un accident... Et quoique la venue au monde du petit dernier soit controversée, on peut tout de même lire sur le faire-part, entre deux dessins maladroits et une signature rose paillette, qu'Erick, Noora, Paulina, Ruben et Tuomas Eskola sont ravis d'annoncer la venue de leur frère Luka, 3.170 kg et 49 cm.
"Maman, est-ce que je vais devoir partager ma chambre ?" Si jeunes et déjà si hypocrites.
Safe from them all, those evil little mother fuckers at my door.13.04.01
« Luka mon chéri, tu veux un verre de lait ? » « Encore devant la télé ? » « Mamaaaan ! Erick a volé mon journaaaal ! » « À son âge, il devrait pas passer autant de temps planté devant la télé... passe-moi la télécommande. » « Ah papa, j'ai envie de voir le foot. » « Tu veux du chocolat avec ta brioche ? » «Roh non, avec vous c'est toujours la même chose ! » « Tu peux pas comprendre parce que t'es une fille ! » « Luka, tu m'écoutes ? Luka ? » « Mon journaaaal ! »
4.31 pm, rue Elisabetsgatan.Ou un après-midi ordinaire chez les Eskola. On aurait pu penser qu'avec cinq aînés, Luka ne s'ennuierait pas. Qu'il passerait moins de temps devant la télé, moins de temps à jouer avec ses peluches, et moins de temps derrière sa maman qui avait déjà fort à faire avec les cinq autres. Mais non. Il passait des heures devant la télé, jouait au marchand ou à la dinette avec ses peluches et restait scotché à sa mère le reste du temps, pendant qu'Erick, Noora, Paulina, Ruben et Tuomas faisaient leurs devoirs ou jouaient dehors avec leurs amis. Parce que Luka était un peu trop petit, un peu trop timide et un peu trop bête à leurs yeux. On aurait pu penser qu'avec six enfants à la maison, les Eskola étaient soudés et l'esprit de famille une valeur importante. Qu'ils passaient moins de temps seuls qu'ensemble et qu'en cas de problème chacun trouvait quelqu'un à qui parler. Et pourtant, chacun était devenu indépendant, apprenant très tôt à se tailler la part du lion, comme on dit. Sauf Luka. Ce n'est pas qu'ils ne s'aimaient pas. C'est juste qu'ils n'étaient pas le cliché de la famille nombreuse et solidaire. Mais Luka était bien. Ça ne le gênait pas qu'on tourne, crie, s'active autour de lui sans forcément lui prêter attention. Tant qu'il avait son histoire avant d'aller au lit et un bisou de maman, il était content. Luka vivait dans sa petite bulle. Il était comme un astre aux satellites lointains, dont les échos lui parvenaient toujours mais comme différés. C'est du moins la réflexion que se faisaient régulièrement ses parents.
❉Et puis, du jour ou lendemain, le silence.
15.02.02
"Il peut avoir des prédispositions génétiques. Mais il s’agit souvent d’une forme de phobie sociale. Ou alors, c’est peut-être simplement dû au stress. Votre enfant n’est pas sous pression ? Souvent, les attentes des parents font que…"
"Nous essayons de ne pas mettre la pression à Luka. Nous avons cinq autres enfants, plus âgés. Il a toujours été moins… précoces qu’eux, dans tous les domaines. Il va à son rythme, mais nous y sommes habitués, maintenant. Je ne pense pas que ce soit à cause de cela…"
"D'accord. Y’a-t-il autre chose dont vous voudriez me parler ?" demanda le docteur Korhonen.
"Non... non, non." avait murmuré madame Eskola.
"Bien. Nous allons essayer autre chose aujourd’hui, si vous êtes d’accord. Et toi aussi, Luka... Tu es d’accord ?"
Silence. Le gamin hocha la tête.
"Bien." sourit le psychothérapeute. "Alors, il y a quelqu’un que je dois te présenter." Il sortit une marionnette de son dos et la présenta à l’enfant. "Tu vois, ce n’est pas une marionnette ordinaire. Cette marionnette est magique et elle parle. Elle dit à haute voix ce que tu penses tout bas." L’enfant pencha la tête sur le côté. Le psychothérapeute enfila la marionnette comme un gant et sourit : "Par exemple… posez-moi une question, madame Eskola."
"Très bien, eum... comment allez-vous ?"
"Je vais bien, merci. Et vous-même ?" dit-il en faisant bouger la bouche de la marionnette.
La mère de Luka répondit tout en guettant la réaction de son fils. Ce dernier semblait moyennement intéressé. Mais c’était déjà un progrès en soi. Le psychothérapeute échangea quelques paroles entre la mère et lui, avant de confier la marionnette à Luka :
"Voilà, elle est pour toi. Tu peux la garder." assura-t-il comme l’enfant lui lançait un regard interrogateur. "Je sais que tu ne veux pas parler. Mais si tu en as envie, la marionnette le fera à ta place."
"Il faut lui trouver un nom." ajouta sa mère. "Comment veux-tu l’appeler ?"
Luka ne répondit pas. Le psychothérapeute sourit :
"Mets-la. Peut-être qu’elle a envie de choisir son nom par elle-même, vous ne croyez pas ?" fit-il avec un clin d’œil pour la mère.
"Oh ! Oui, vous avez raison. Comment veux-tu t’appeler ?" demanda-t-elle à l’intention de la marionnette.
Luka regarda la marionnette sans rien dire, l’air d’attendre une réponse.
"Luka, c’est à toi de..." commença madame Eskola.
"Non." coupa le médecin. "Il a compris. Il faut juste lui laissez-lui le temps. On se revoit la semaine prochaine ?"I hate you more than I hate everything in the world.20.01.03
« Plus tard, je ferai partie d'un cirque. » « Tuomas, arrêtes ! » « On fera le tour du monde. » « Erick, lâche ton téléphone deux minutes ! » « Je visiterai l'Europe, et l'Asie aussi... » « Erick, on est à table ! » « ...il y aura un dompteur de lions et des clowns. » « Comme toi, bouffon. » « C'est un appel important, m'man ! » « Tu parles, c'est sa chérie. » « Et une dresseuse de chevaux. Elle serait belle et elle aurait une robe blanche parce que ses chevaux seraient blancs aussi. » « Mais va rejoindre tes clowns, bouffon. » « Il y aurait aussi un jongleur et un cracheur de feu. » « Si j'ai pas le droit d'avoir mon téléphone, dis à Luka de poser sa stupide marionnette ! » « Et des éléphants. » « Maman ! » « Bon. Pose Casper, Luka. »
Silence.
« J'apprendrai aux éléphants à te chier dessus, Erick. »
7.48 pm, rue Elisabetsgatan.C'était une soirée ordinaire chez les Eskola. Depuis le temps, on s'est habitué à l'agitation générale. on fait sa petite vie au milieu des autres, on croise leur chemin, on empiète parfois sur leurs plates-bandes, mais rien de bien méchant. On ne vous embête pas, on vous laisse vivre votre petite vie, tranquille. Jusqu'au jour où on pose la question. Celle qui va tout changer. "Luka, à propos de ton oncle... tu sais ce que tu dois dire ?" On lève les yeux de son assiette, et il semble que ce soit la première fois où tout le monde vous regarde en même temps. Où tout le monde vous regarde réellement. On se tait. Casper n'est plus autorisé à s'asseoir à table avec vous, mais ce n'est pas grave parce qu'on arrive à parler sans lui, maintenant. Même si on ne dit pas grand-chose. Mais ce soir-là, on préférerait l'avoir avec soi. Alors on se tait. "Luka... c'est sérieux, tu sais ? Ton oncle risque la prison."
"Peut-être qu'il le mérite."
"Noora, ce n'est pas le sujet."
"Bien sûr que si ! Peut-être qu'il est coupable. Peut-être que Luka devrait pas le défendre."
Et on est content que quelqu'un prenne la parole pour exprimer tout haut ce que vous n'osez pas dire, tous.
"Noora, c'est ton oncle. Le frère de maman, tu le connais !"
"Peut-être qu'on croit le connaître mais qu'en fait on ne..."
"NOORA."
"Calme-toi Martta, ça va aller. Noora, le fait est qu'il fait partie de notre famille et qu'on..."
"Ah ouais ! On est une famille, mais seulement quand ça vous arrange !"
"... et qu'on va faire de notre mieux pour l'aider. Luka va dire ce qu'il a vu et..."
"Et ce qu'il a vu on ne le sait pas. Peut-être qu'il ment. Peut-être qu'oncle Oskar lui a dit de mentir. Ou peut-être que c'est toi. Ou maman."
"Erick, tu ne vas pas t'y mettre..."
"Je refuse de faire partie d'une famille de menteurs. Luka, oublie ce que papa et maman t'ont dit. Tu dois dire la vérité..."
"Bien sûr qu'il doit dire la vérité...!"
"... même si elle ne plaît pas à tout le monde. Je suis sérieux, Luka."
Luka lève les yeux de son assiette, et il a l'impression de regarder réellement son grand-frère, lui aussi.
❉"L'accusé est reconnu coupable."
"Votre honneur, vous voyez bien que ce témoignage n'est pas recevable !"
"Tout ça à cause de cette foutue marionnette ! Mais qu'est-ce qui t'as pris, Luka ?"
"Je ne voulais pas mentir. Mais je ne voulais pas dire la vérité."
In our family portrait, we look pretty happy. Let’s play pretend, let's act like it comes naturally.16.11.07
« Je n'en peux plus ! » « Non, tu ne t'en iras pas ! » « Tout est de votre faute, vous n'avez jamais été à la hauteur ! » « Ne nous parle pas sur ce ton, jeune homme ! » « C'est fini ! » « Pose cette valise. » « Je te parle comme je veux ! » « Pose cette putain de valise ! » « Les enfants restent ici. » « Maman ? » « Tu peux les garder. »
11.07 pm, rue Elisabetsgatan.C'était arrivé dans leur famille, comme dans beaucoup d'autres avant elle. Ça avait commencé par des mots plus hauts que les autres, des remarques mieux placées, plus méchantes, des coups bas, des allusions mesquines, toute une rancœur accumulée dont on n'était pas forcément responsable, mais il fallait bien l'évacuer, toute cette haine. Alors ça avait commencé par s'insulter et ça finissait par se quitter. Maman était partie en laissant les enfants, mais papa ne s'en faisait pas pour eux, ils étaient grands, ils surmonteraient ça. Luka ? Oh, Luka était encore jeune mais il comprendrait, et s'il ne comprenait pas, il suivrait le mouvement, comme toujours. C'était égoïste de penser ainsi, bien sûr, mais en cet instant Sven Eskola avait d'autres soucis en tête que la réaction du plus jeune de ses enfants. Il y aurait des papiers à signer, toute une procédure judiciaire, encore, comme s'ils n'avaient pas assez donné... Par simple acquis de conscience, cependant, il jeta un coup d'œil dans la chambre du cadet avant d'aller se coucher. "Luka ?" Personne. La télé grésillait à cause de l'orage. Sven chercha vaguement sous les draps, sous le lit et dans l'armoire, au cas où son fils se serait trouvé une nouvelle cachette. La dernière fois, c'était le réduit sous l'escalier. Ne le trouvant pas, il appela son nom, plusieurs fois. Avant de sortir, il eut le réflexe d'éteindre la télévision.
"Vous avez vu votre frère ?"
"Nan. Si tu crois que j'ai que ça à faire."
"Où tu vas ?"
"Chez Sara, elle va m'héberger quelques jours, je reste pas ici."
"Tu fais comme tu veux."
"Et toi papa, tu vas faire quoi ?"
"Je vais regarder le foot."
Il zappa distraitement sur d'autres chaînes pendant la mi-temps. C'est là qu'il réapparut, dans un grésillement. D'abord tremblotant, comme s'il y avait des interférences, puis pleinement, entier. Terrifié.
"Papa ?"
"Luka ?"
"Pa... papa !" Il se jeta sur lui et Sven le prit dans ses bras, un peu chamboulé.
"Luka, qu'est-ce que.. Mais d'où est-ce que tu sors ?"
"La télé m'a avalé, papa. J'ai eu peur."
"Non, ça va ce... c'est rien. On va l'éteindre, voilà."
"Et sinon, ça fait longtemps que tu entres dans la télé, comme ça ?" demanda Sven en lui tendant Casper.
Luka l'enfila fébrilement et se rassit près de son père.
"Non, bien sûr que non. Qu'est-ce que je raconte, moi ? C'est un peu trop fou, cette histoire. En plus avec ta mère qui... enfin, c'est vraiment pas la soirée. Ça va mieux ?"
Luka hocha la tête. Puis leva timidement sa main gauche, sur laquelle était perché Casper :
"Je veux pas retourner chez le docteur."
"Oh, euh. Oui on... on verra, d'accord ? On va trouver une solution pour ce truc... ce truc que tu fais avec la télé. Et en attendant, on va juste éviter de l'allumer, d'accord ? Ça va aller, tu verras."
"Merci."
❉Ils n'en parlèrent à personne. C'était la première fois que Luka partageait quelque chose d'aussi important avec son père. Mais le secret le mettait mal à l'aise, vis-à-vis de ses frères et sœurs. Bien sûr, Erick, Noora et Paulina ne s'en formaliseraient pas, ils ne vivaient déjà plus avec eux. Mais quand même. Un secret, c'est pesant. C'est comme mentir. Luka ne voulait plus mentir et il ne voulait plus garder de secrets. Alors il tenta d'en parler avec Ruben et Tuomas. "Ils ont dit que j'étais taré. Encore." Il avait dit cela sur un ton étonnamment détaché. Sven avait déjà remarqué à quel point son fils semblait peu préoccupé par tout ce qui l'entourait, encore moins ce qui le concernait de près. Mais à aucun moment il n'avait songé qu'il avait une part de responsabilité. Ses aînés n'avaient jamais fait preuve d'un tel comportement. "Les autres sont normaux", se disait-il. Et c'était lâche mais, en un sens, c'était vrai.
"C'est pas grave, Luka. Il y a une lettre qui est arrivée pour toi ce matin, regarde." Luka l'ouvrit et son père continua, sur un ton bourru : "C'est une école pour... enfin, on dirait qu'il y a des gens comme toi, que tu n'es pas le seul c'est... C'est chouette, non ?"
"Des gens comme moi ?"
Pourquoi avait-il l'air aussi étonné ? se demandait son père. Il soupira et ébouriffa la tignasse sombre de son fils, comme pour se donner contenance. Comme pour dire "c'est encore moi son père".
"Oui. Et je, je pense que ce sera une bonne chose pour toi. Peut-être qu'ils t'apprendront à... ne plus avoir peur d'allumer la télévision. Et ce ne sont pas des psychologues, tu sais ! Mais de vrais professeurs. Il y aura des enfants de ton âge et... ce n'est pas très loin d'ici, regarde."
"D'accord."
I’d like to make myself believe that planet earth turns slowly.04.08.10
« Bonjour à tous il est neuf heures et c'est l'heure du... » « Bob, Carlo te cherche partout ! » « C'est l'été et les températures oscilleront naturellement entre 16 et 19 °C, sortez les parasols ! » « C'est le mimi c'est le rara, c'est le miracle ! » « Ce matin un accident de la route a causé... » « Dites moi Larmina, cette nuit j'ai été réveillé par des cris horribles, un homme hurlait à la mort de la tour là-bas, impossible de dormir. J'ai été obligé de le faire taire ! » « Contrairement à une idée largement répandue, la langouste se nourrit exclusivement de fruits de mer. Ce qui ne l'empêche pas de rester très humaine. » « Je ne crois pas qu'il y ait de bonne ou de mauvaise situation. Moi si je devais résumer ma vie, aujourd'hui avec vous, je dirais que c'est d'abord des rencontres, des gens qui m'ont tendu la main peut-être à un moment où je ne pouvais pas, où j'étais seul chez moi. » « Ah, bonjour Mr. Krabs ! »
9.30 am, rue Elisabetsgatan.Bob l'éponge, il avait donné. Pas d'autres dessins animés en vue, à part les Télétubbies et Dora l'Exploratrice, mais Luka ne tenait pas à générer en lui des envies de meurtre, c'était contraire à son caractère. Quant aux films il les avait déjà tous vus et visités au moins une fois. Il zappa une dernière fois sur la chaîne météo avant d'éteindre la télévision. Les clefs tournèrent dans la serrure de la porte d'entrée et son père entra, l'air éreinté. Luka se leva pour lui faire un peu de place sur le canapé.
"T'es pas rentré de la nuit."
"Non je.. J'ai perdu mon travail."
Luka savait qu'il aurait du afficher un air contrit mais ce n'était pas la première chose qui lui venait à l'esprit, et il ne voulait pas se montrer hypocrite.
"Tu buvais un peu trop ces derniers temps. Mais ton patron était un fana d'OVNI" ajouta-t-il comme si ça expliquait beaucoup de choses. "Je pense qu'il aurait voté McCain."
"Que... de quoi tu... ? Non, laisse tomber" marmonna Sven, sachant pertinemment que son fils essayait de lui remonter le moral, à sa manière. "On... on sera peut-être obligés de vendre la maison, tu sais. Elle est trop grande pour nous deux maintenant, et puis de toute manière elle me rappelle trop... Enfin tu sais, ce n'est pas bon de vivre dans le passé."
"Mmh."
"Enfin voilà, je vais me coucher, on verra demain... plus tard."
"Non attends, y'a Starsky et Hutch qui va commencer."
"Plus tard, Luka."
"C'est ta série préférée."
"Tu n'as qu'à me l'enregistrer, d'accord ?"
"Ça marche pas sur vidéo papa."
"De quoi tu parles, Luka ?"
"Prends ma main."
Cela faisait trois ans qu'il suivait des cours pour apprendre à maîtriser son pouvoir, et il commençait tout juste à en appréhender les limites. La première expérience, celle de la découverte de ses pouvoirs, n'avait pas été fameuse. Avouez que vous aussi vous auriez été flippés si vous étiez resté coincé pendant deux heures entre Godzilla, The Ring et un film por... pour adultes. Mais maintenant, ça allait mieux. Il commençait à saisir toute l'étendue de son pouvoir, si on peut appeler ça comme ça. Et oui, il ne crée pas du feu, non plus. Il voyage juste à travers les programmes télés. Mais enfin, c'est toujours ça et puis ça fait passer le temps. Luka aimait bien "aller dans la télé". Dans la télé, il n'était plus Luka mais il devenait le héros de fabuleuses aventures. (Ou alors, il allait juste baffer les personnages qu'il ne pouvait pas piffer. Mais non, Luka est un pacifiste.) En tout cas on faisait rarement mieux dans la catégorie "échappons-nous de la réalité". Et Luka manquait peut-être d'empathie parfois, mais ce matin-là il avait saisi une chose importante : son père avait besoin de s'échapper de la réalité, de se changer les idées. Et il pouvait lui offrir ça. Il tendit la main et prit celle de son père, comme ce dernier semblait trop hésitant. "T'en fais pas, ça va bien se passer."
Luka, on avait pas dit que tu avais arrêté de mentir ?
Peut-être qu'il avait surestimé ses capacités. En tout cas, n'allez pas imaginer qu'il l'avait fait exprès, de perdre son père dans la télé. Luka aimait son père. Luka aimait tout le monde, en fait. Il n'avait pas d'ennemis et il aimait les gens... à sa façon.
Les gens lui voulaient du mal, c'était bien connu. Alors, comment pouvait-il les aimer en retour ? Non, il lui fallait des preuves avant de les détester. C'est pourquoi il devait constamment rester sur ses gardes.
Mais revenons à son pauvre père, je vous prie. Son pauvre père qui était resté coincé dans la télé après la fin de l'épisode de Starsky et Hutch et qui était maintenant forcé de se farcir Amour, Gloire et Beauté. Luka s'assit sur le canapé et ferma les yeux. Il ne portait plus de bracelet de protection depuis un an. On lui faisait confiance, à présent, pour ne pas se mettre en danger en s'embarquant volontairement dans des films dangereux. Mais plus il restait longtemps dans un programme, plus il avait besoin de concentration, et tout cela lui donnait aussi mal à la tête qu'un bracelet de protection, et au final il finissait toujours par sortir de la télé / changer de programme sans le vouloir. Ou, en l'occurrence, de sortir en y laissant son père. Mais il était certain de pouvoir le ramener. Il fallait juste qu'il se calme. Que sa tête cesse de tambouriner. Et il y retournerait.
Ou pas.
"Professeur Smith, c'est Luka. Je euh. Je suis dans votre classe en sciences."
"Ah oui, Luka ! Bonjour, qu'est-ce qui me vaut cet appel ?"
"Je vous appelle vous parce que vous êtes le seul dont je me rappelle le nom, parce que y'a des tas de Smith. Mais que du coup j'ai mis trois ans à trouver le bon. Enfin, le vôtre."
"Euh. D'accord. Et donc ?"
"Et donc je suis dans la merde."
"Pardon ?"
"Ne m'obligez pas à répéter monsieur. Je fais l'effort de parler au téléphone."
"Tu veux dire, sans ta poupée ?"
"C'est une marionnette."
"Euh... oui. C'est bien Luka, c'est très bien."
"Non en fait, faites comme si c'était Casper qui parlait."
"Si tu veux... Tu as des problèmes ?"
"Mon père est dans la télé."
"Ton père est dans la... QUOI ?"
"Dans la télé. À la base c'était juste pour saluer Starsky et Hutch mais là il doit devenir fou parce que c'est Amour Gloire et Beauté. Je l'ai oublié dedans mais j'ai pas fait exprès. Et je le retrouve pas parmi tous ces programmes ! Vous savez qu'on avait le câble ? Papa me l'a payé pour mon anniversaire, il est gentil. C'est pour ça que je dois le sauver. D'habitude je suis content d'avoir le câble mais là ça craint ! Venez m'aider !"
Le professeur resta bouche-bée. Jamais il ne l'avait entendu aligner autant de mot à la suite. La situation devait être grave. "Bon, d'accord. J'arrive. Reste... reste près du poste de télévision, au cas où. D'accord ?"
"D'accord. Et ensuite, je pourrais partir ?"
"..."
"Non parce que mon père va me tuer, hein."
J'ai un peu de mal à trouver le sommeil quand je t'imagine à ces monts et merveilles, alors j'enfile une veste et un verre de vodka, tant pis si j'empeste la trouille et le tabac.01.09.10
« Ne te fâche pas. » « Luka, c'est décidé, on vend la maison ! » « Tu n'es pas fâché ? » « J'ai eu... une sorte d'illumination. Toi et moi, on va prendre un nouveau départ. » « J'ai pas compris. » « Tu te souviens, de cette boîte dans laquelle je travaillais l'an dernier ? Ils ont une succursale en Irlande. Mon ami Fred m'a dit qu'ils cherchaient du monde, là-bas. » « Tu veux aller en Irlande ? » « Tes frères entrent à la fac en septembre, ne t'inquiète pas pour eux. » « Et mon don ? » « Ton professeur m'a dit qu'il y avait une école dans le même genre, en Irlande aussi. » « Tu vas voir l'Europe de l'Ouest, tu devrais être content ! » « Je suis content. »
« Bienvenue à Aisling. » « Il lui faudra un philtre de traduction. » « Votre nom ? » « C'est Léandre Gamelios, le prof d'EPS des Spe. Mais il est presque jamais là ! » « Vous voulez bien poser cette marionnette ? » « T'es nouveau ? » « La marionnette s'appelle Casper. Et elle reste avec moi. » « Voilà votre horaire, le couvre-feu est à 23H30. Bonne nuit. » « J'ai un mot de mon psychologue. » « Comment tu t'appelles ? » « Il fait chaud dans ce pays. » « Tu viens d'où ? » « Luka Fredriik Eskola. »
9.50 pm, Aisling.On l'avait invité dès le premier soir, pour faire connaissance. C'était un de ces élèves avec les cravates jaunes qui l'avait abordé. Sa cravate était mal attachée, d'ailleurs. Mais Luka ne savait pas attacher la sienne non plus. Il n'y avait pas d'uniformes, dans son ancienne école. Il se sentait bizarre, dans cette chemise trop blanche et ce pull trop noir. Alors il avait mis sa veste rouge par-dessus la chemise trop blanche. Les professeurs lui avaient fait la remarque. Mais ce n'était pas grave. Demain, il mettrait un sweat noir par-dessous le pull trop noir. Et après-demain, il mettrait un baggy avec ses Vans. Et le sur-lendemain, il mettrait une corde à la place de la jolie cravate bleue. Et peut-être que le jour d'après, il ne mettrait pas son uniforme. Peut-être même qu'un jour, il viendrait tout nu. Ou alors, dans un scaphandre.
Oh, c'était bien, un scaphandre. Où est-ce qu'il pourrait en trouver un ?
"Est-ce que tu as un scaphandre ?"
C'était bizarre de se dire que quelques heures plus tôt, il ne comprenait pas un mot d'anglais. Et subitement, il parlait la langue de Shakespeare. C'était chouette, quand même. Il allait pouvoir regarder plus de films en V.O.
Les gens de la fête bougeaient, sautaient, dansaient dans tous les sens, mais Luka n'aimait pas bouger dans tous les sens, il préférait le calme. Parce qu'il était préférable de rester calme pour réfléchir, et prévoir le danger. Tous ces gens qui bougeaient, sautaient et dansaient dans tous les sens, c'était dangereux. Peut-être que l'un d'entre eux allait l'écraser. Peut-être qu'il mourrait étouffé. Mais s'il restait calme, il pourrait peut-être l'éviter à temps. Il accepta poliment le verre d'alcool qu'on lui proposait et réitéra sa question :
"Est-ce que tu a un scaphandre ?"
"Putain mec mais t'es un ouf, toi ! T'es coooooomplètement défoncé, ah ah !"
L'autre avait l'air défoncé pour de vrai mais Luka ne fit aucune remarque. Il se contenta de réitérer sa question, Casper en main. Bien entendu, il ne s'en séparait pas. Il y avait un côté rassurant à toujours parler par sa bouche. Ce qu'il disait, ne venait jamais vraiment de lui. Il aurait pu raconter les pires conneries du monde, que personne n'aurait pu l'accuser de mentir, d'insulter ou que sais-je, encore ? Parce que "je n'ai rien dis, c'est Casper !" C'était lui qui parlait, et ce n'était pas lui. C'était comme ça qu'il avait évité les ennuis lors du procès de son oncle.
"Elle est trop chouuue ta poupée." dit une fille en s'asseyant à côté de lui.
"Marionnette."
"Hein ?"
"..."
"Tu bois pas ?"
"T'as vu, on dirait un poney rose."
"Heiiiin ?"
Il jeta le contenu du verre dans une plante verte qui n'avait rien demandé et pointa une fille sur la piste de dance avec sa main de libre :
"Elle, là."
"Han ouaiiiis ! J'ai cru que t'avais fumé un truc, pour voir des poneys roses. J't'aurais demandé ce que c'était, tu vois. S'il t'en restait et touuuuut."
Est-ce que tout le monde en Irlande était défoncé ? Luka sourit. La fille profita de cette réaction positive pour passer un bras autour de ses épaules et lui dire, sur un ton confidentiel :
"Maiiiis si t'en avais tu m'en donnerais, pas vrai ?"
"Bien sûr."
Luka ou comment se faire des amis en deux secondes chrono.
"Haaaan choueeeeette !"
Elle faillit le frapper en levant joyeusement les bras. Puis elle tenta de déposer un baiser sur sa joue, mais après l'avoir manqué en atteignant successivement son cou et le col de sa chemise, elle se contenta de partager le "calumet de la paix", comme l'appelait Luka, en guise de signe d'amitié :
"Tu veux une clope ?"
"Ouais."
En fait non. Mais tant pis. Il la scruta attentivement lorsqu'elle sortit la cigarette de son paquet. Ah, paquet neuf, d'ailleurs. Ce détail atténua l'appréhension de Luka et il accepta volontiers de se pencher en avant tandis qu'elle usait de son briquet.
"Tu viens d'où, déjà ?"
"Helsinki."
"Hihi c'est où, ça ?"
"Finlande."
Il détestait fumer, en fait. C'était dégueulasse. MAIS. il écrasa le mégot à moitié consumé dans la plante verte qui, décidément, n'avait pas de chance ce soir-là. MAIS c'était toxique. Donc ça tuait les plantes. Luka sourit. Luka content.
La fille se leva en chancelant, se rattrapa au mur et lui demanda s'il ne voulait pas danser. Luka resta silencieux quelques secondes, avant de répondre qu'il préférait étudier le comportement des parallélépipèdes dans leur milieu naturel, sur quoi il se leva pour quitter la salle, laissant derrière lui la première victime aislinienne de ses délires psychédéliques.
❉Une fois rentré dans sa chambre, il profita de ce qu'il était seul pour allumer la télé. Son père lui avait offert, avant de quitter la Finlande, une petite télévision, vieille mais pratique. Il n'y avait même pas de télécommande, mais Luka n'en avait pas besoin. Il plaça Casper sous son oreiller et alluma la télé sur le canal vide. Le grésillement caractéristique qui l'accompagnait emplit Luka de joie. Voilà. C'était là.
Ces élèves qui s'amusaient clandestinement, quelques étages plus bas. Ils faisaient doucement sourire Luka. Il ne se sentait pas supérieur à eux, oh non. Loin de là. Ils n'avaient simplement pas la même façon de s'amuser. Ce qu'ils appelaient faire la fête n'était pour Luka qu'un brouhaha joyeux et incessant, dans lequel il évoluait comme un somnambule sur un autoroute. À la fois conscient et inconscient du risque, du plaisir ou de la peur que cela pouvait représenter. Quand le somnambule ouvrait les yeux, il se retrouvait dans son lit. Quand Luka ouvrait les yeux, il se retrouvait là. Devant l'écran grésillant. Et c'était là. C'était là que la fête commençait vraiment.
TV show is over.