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Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi.
Chapitre I
– Bonjour. Comment t'appelles-tu ?
Ce furent les premiers mots que l'homme adressa à la petite fille qui leva les yeux de son dessin vers lui. Alors que la couleur bleu translucide de ses iris le transperça, elle lui répondit d'une petite voix enfantine.
– Robin. Laissez-moi vous l'écrire.
Alors elle déchira la feuille et son dessin du calepin et la jeta négligemment à terre afin de découvrir une nouvelle feuille blanche. D'un feutre noir, elle traça les lettres de son prénom.
– Voilà un très joli nom. Je m'appelle Aimone. Et ma femme, qui se tient derrière moi, Judith. Dis-moi Robin, tu n'es pas d'Italie ?
Il avait perçu son accent qui n'avait rien d'italien, voire rien de méditerranéen.
– Non. Je viens du nord.
– Où exactement ?
Elle mit du temps à répondre, non pas parce qu'elle hésitait ou se méfiait de lui et sa curiosité, mais parce que ses yeux de perles s'étaient déposés sur les iris sombres de Judith. Judith qui lui sourit vaguement, le regard vide. Cet échange ne dura qu'une fraction de seconde.
– Je ne sais pas. Là où beaucoup de neige tombe pendant l'hiver.
Et ils continuèrent ainsi plusieurs minutes. L'homme posait les questions, la fillette y répondait, et la femme derrière promenait quelquefois son regard sur les dessins accrochés sur les murs et l'arrêtait sur les fenêtres qui laissaient entrevoir dehors des arbres secoués par le vent. D'autres fois, elle le fixait sur la fillette et la regardait sans la regarder, comme traversant son corps avec ses yeux, puis traversant les murs et les portes, traversant la terre pour se poser en enfer.
– Monsieur...
– Appelle-moi Aimone.
– Aimone... Pourquoi votre femme ne me regarde-t-elle pas ?
– Oh, Judith ? fit-il en se retournant vers elle.
Il lui prit la main, ce qui sembla la ramener sur terre, et lui sourit. Elle lui sourit en retour, de ce sourire vague et sans expression, tandis qu'il lui caressait doucement sa main tout en la tenant.
– Judith est triste. Elle a perdu son bébé avant qu'il naisse, et elle ne peut plus en faire d'autre. Alors Judith est très triste et pense beaucoup à son enfant.
– La pauvre...
L'homme sourit.
– Dis-moi, Robin, voudrais-tu redonner un peu de chaleur à Judith en devenant notre fille ?
La fillette eut d'abord des yeux ronds face à cette soudaine demandant d'adoption. Son visage ensuite se vida de toute expression et seuls ses yeux, ses deux magnifiques diamants que l'homme ne pouvait s'empêcher d'admirer, se posèrent sur les yeux vides de la femme. Elle allait répondre lorsque la femme retira brusquement sa main pour pointer la feuille froissée par terre.
– Aimone ! Pourquoi un si beau dessin ?
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Du piano... Cela faisait si longtemps que Robin n'avait pas entendu du piano... A quand la dernière fois ? Elle ne se souvenait plus. Mais à cet instant, quelqu'un jouait du piano, au piano qui attendait au premier étage que des mains agiles viennent incliner ses touches. Curieuse, l'enfant monta l'escalier et poussa la porte de la pièce au piano. Elle y vit alors la silhouette maigre de la femme aux yeux vides. Ses longs doigts seuls semblaient encore dotés d'énergie et l'employaient en douceur sur les touches nacrées pour y jouer une mélodie douce et pleine de tristesse.
– Judith ?
Une note violente lui déchira les oreilles. La mélodie perdit soudain toute sa douceur et accéléra. Elle devint effrénée, angoissée, les doigts frappant les touches sans retenue, tandis que le regard curieux de Robin s'assombrissait, son visage se durcissait, ses petites mains se serraient en deux poings crispés.
– MAMMA ! cria-t-elle, tentant de couvrir la mélodie.
Mais la mélodie continua sa course folle, les cheveux blonds de la jeune femme à la nuque courbée en avant cachait ses yeux, mais il n'était pas dur de les imaginer écarquillés par la démence. Robin serra les dents.
– MAMMA !
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– Ma princesse, viens donc sur mes genoux.
C'était la phrase magique, la jolie phrase magique pour que la fillette vienne s'installer sur les genoux de son Papà, lissant sa petite jupe gonflée par la dentelle afin que sa culotte reste invisible, car c'était ainsi que les gens se comportaient. Il fallait cacher sa culotte afin de ne pas choquer les yeux des femmes.
– Robin, pourquoi lisses-tu donc encore ta jupe ?
– Parce qu'il faut la lisser pour que les femmes ne voient pas ma culotte.
– Y a-t-il des femmes ici ?
La fillette fronça les sourcils. Non il n'y avait pas de femme. Il n'y avait en réalité personne, excepté elle et son Papà.
– Alors tu n'as pas besoin de lisser ta jupe, ma princesse. Tes jambes blanches sont magnifiques et pures. Il serait dommage de les salir avec le tissu de ta jupe, n'est-ce pas ?
– Oui Papà.
– Tu es comme la neige, ma princesse. Tu es blanche et immaculée. Le moindre vêtement, la moindre chaussure, et tu peux être maculée de boue. Et je ne veux pas, ma princesse. Je refuse que tu sois salie. Alors ne donne pas tant d'importance à ta jupe lorsqu'aucune femme n'est présente. C'est toi qui est importante, ma princesse.
Il lui caressa alors la joue, de cette façon douce qu'elle adorait. Ce qu'elle préférait de Papà, c'étaient ses mains. Elles étaient si douces quand elle lui caressaient la joue, si agréables lorsqu'elles se glissaient sous ses mèches de jais, si savoureuses lorsqu'elles lui chatouillaient le ventre. Ce qu'elle préférait de Papà, avant même sa voix doucereuse et ses yeux affectueux, c'étaient ses mains magiques, capables de lui procurer un plaisir que jamais elle n'avait connu.
Il cessa de lui caresser la joue. Elle se blottit alors contre lui, déposant son oreille contre son épaule, pressant une main contre son torse, et d'un ton innocent et plein d'affection :
– Je t'aime Papà.
Il l'enlaça d'un bras, la protégeant tout contre lui, et passa une main chaude sur son petit visage, tandis qu'il répondait d'un murmure :
– Je t'aime aussi, mon ange.
Les apparences toujours rendaient les choses très simples vues de l'extérieur. Le père de famille était un peintre absorbé par son œuvre et la mère de famille subissait une grave maladie l'obligeant à rester au lit. Seule la petite fille faisait des apparitions dans une école privée de Venise, elle seule pouvait donc être pleinement considérée comme bizarre. Son regard choquait les aristocrates et son sourire faisait peur à ses camarades tandis qu'elle leur brandissait d'énormes araignées avec fierté : « Regardez ce que j'ai trouvé ! ». On ne la renvoyait pas car elle était mignonne dans ses petites robes pleines de dentelles, adorable avec sa politesse hors de toute épreuve, attentive en cours et même plutôt intelligente à côté d'enfants qui peinaient à apprendre des règles d'italien qu'elle trouvait évidentes. Et les quelquefois où son père venait en personne la chercher, sa façon de se blottir tout contre lui fendillait même les cœurs de pierre. Certes, Robin était étrange mais tellement, tellement adorable !
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Alors que les stations de ski ouvraient toutes, les unes après les autres, la petite famille décida d'aller passer une semaine dans la montagne sur un chalet loin des pistes. Derrière les apparences, cela ressemblait à de simples vacances. Mais ces simples vacances avaient suscité la rage de Judith qui avait hurlé dans la maison qu'elle refusait de quitter cette maison et ce piano pour de minables vacances de neige. Ces simples vacances avaient transformé une coque humaine presque vide en une furie quasiment incontrôlable qu'Aimone avait peiné à calmer. Il avait répété mille fois que c'était son cadeau de Noël pour Robin.
– La neige lui manque terriblement, cela se voit dans ses yeux. Ne veux-tu vraiment pas faire plaisir à ta fille ?
– Ma... Ma fille ?
Judith avait été frappée de plein fouet par la révélation.
– Oui, ta fille, ton enfant, ton cœur, qui partage les mêmes couloirs que toi depuis trois ans et qui souffre de ne pas être vue par sa mère. Ta fille, Judith, ta fille !
La colère de Judith s'était évaporée en un seul coup, tandis que ses yeux s'étaient davantage écarquillés.
Et la famille était à présent dans une belle voiture conduite par Aimone tandis que Judith ne pouvait s'empêcher de regarder à travers le rétroviseur la fillette de la banquette arrière qui attendait les yeux brillants les premières empreintes de neige.
Cependant, avant même que l'ombre des premiers toits blancs apparussent, la fillette se plaignit de nausées et de douleurs au ventre. L'instant d'après, elle vomissait déjà sur elle le contenu de son estomac, et elle continua même lorsque la voiture fut arrêtée et qu'Aimone l'eut sortie à l'air frais. Elle vida son estomac dans l'herbe du bord de la route, mais continua encore à tirer au cœur, crachant du sang mélangé aux larmes de ses yeux. Aimone appela les secours, affolé, et Robin se sentit défaillir. Les bras d'Aimone la retinrent mais ceux de Judith étaient encore dans la voiture, et le regard de Judith était fixé droit devant la voiture.
– Robin, reste avec moi, reste avec moi ma princesse. Regarde-moi. Regarde-moi et ne cesse pas.
Mais le visage de son Papà devenait de plus en plus diffus, et les paupières de la fillette de plus en plus lourdes, comme son corps tout entier. Mais son Papà était là, il la protégeait de ses bras, il l'aimait. Il l'aimait elle, sa petite fille adoptée. Alors elle pouvait fermer les yeux et s'endormir. Elle n'avait pas peur. Pas un seul instant elle pensa que peut-être elle était brusquement en train de mourir. Non. Pour elle, elle était simplement malade, très malade, et Papà était là, il la protégeait. Alors que du sang continuait de couler hors de ses lèvres, elle sentit quelque chose de froid se déposer sur son nez tandis que la voix de Papà se faisait de plus en plus lointaine.
– Regarde, ma princesse, il neige ! Tu la vois ? Ma princesse ? Robin, ne t'en va pas !
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– Sais-tu qui elle appelait lorsqu'elle était réveillée ? Sais-tu qui elle appelait lorsqu'elle souffrait ? Sais-tu qui elle appelait ? Regarde-moi ! Ne fuis pas et regarde-moi ! Car c'est sa Mamma qu'elle appelait, Judith. Elle voulait du soutien de sa Mamma ! Ton soutien ! Ton amour ! Cela fait trois ans qu'elle t'attend, cela fait trois ans que tu lui manques, et elle ne t'a jamais appelée aussi fort que maintenant. Elle n'a jamais voulu ton cœur aussi fort que maintenant. Te rends-tu compte de la mère que tu es ? Ce n'est pas parce qu'elle ne sort pas directement de ton ventre que tu dois l'ignorer ! Non, regarde-moi je te dis ! C'est ta fille ! TA FILLE ! Et tu l'as empoisonnée ! Elle a failli mourir par ta faute ! Et son système digestif est définitivement affaibli par ta faute ! Tu l'as blessée à vie ! Alors Judith, si tu ne veux pas être rejetée à ton tour, rattrape-toi et va la voir sur-le-champ ! Tu comprends ? Tu vas monter dans cette voiture dont le moteur tourne encore et tu vas venir avec moi à l'hôpital pour aller la voir ! Et tu as intérêt à ce qu'elle retrouve enfin sa Mamma !
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L'enfant regardait par la fenêtre les petits flocons tomber, ces flocons qui ne pouvaient tenir sur le sol, mais qui volaient tout de même dans l'air frais hivernal. Ces merveilleux flocons. Elle en avait déjà vus de semblables, mais elle aurait voulu les voir tenir sur le sol, et le recouvrir d'un manteau blanc qui serait devenu si épais qu'elle se serait enfoncé les jambes jusqu'aux cuisses, et même jusqu'à l'aine. Tout ce que ses yeux pouvaient contempler, c'étaient ces fragiles flocons qui fondraient dès qu'ils toucheraient le sol à un niveau plus bas. Mais à cet instant, cela lui suffisait. Cela lui suffisait pour qu'ils soient beaux. Cela lui suffisait pour qu'ils l'aident à ne pas pleurer de douleur. Non, elle n'avait presque plus mal au ventre grâce à la morphine, mais elle avait mal ailleurs, quelque part contre son cœur. Une souffrance qui ne s'était jamais éteinte depuis ce qu'elle avait vu dans la voiture.
Quelqu'un frappa des coups hésitants sur la porte. Ce n'était assurément ni Papà, ni une infirmière. La porte s'ouvrit alors et apparut une maigre silhouette, dotée d'une tête osseuse dans les orbites de laquelle s'enfonçaient deux sombres yeux cernés bien trop familiers. Sauf qu'à cet instant, ils se posèrent instantanément sur elle tandis que Judith lui demandait :
– Je... Je ne te dérange pas ?
– … Non.
Alors Judith referma la porte derrière et s'engagea dans la chambre d'un pas hésitant, timide. Son regard n'osa plus croiser celui pleins de reproches de la fillette. Elle repéra le fauteuil mais se sentait trop anxieuse pour s'asseoir.
– Que fais-tu là ?
Une voix dure. Cassante. Qui ne ressemblait en rien à la mélodieuse voix d'enfant que Judith était habituée à entendre lorsqu'elle écoutait derrière la porte ses conversations avec Aimone.
– Je... Je... Je je je suis désolée, osa-t-elle enfin en se tortillant les mains, le regard évitant. Je ne... Je ne veux... pas te faire de mal... Je ne veux pas... détruire... ta pureté...
– Alors pourquoi m'as-tu ignorée pendant que je vomissais mes tripes ? Pourquoi as-tu ignoré ce... ce sang... qui m'a maculée ? Et pourquoi... Pourquoi n'es-tu pas venue me protéger ?
– … Ton père te protège.
– Et toi ?
Encore cassante. Toujours plus cassante. Judith se sentait submergée par tant de reproches. L'enfant la méprisait-elle ?
– M-Moi ?
– Oui, toi.
Elle ne savait que répondre. Parce qu'elle savait qu'elle n'avait jamais protégé l'enfant. Et que... qu'elle ne pouvait la protéger. On lui demandait si elle avait enfin l'intention de le faire. On lui demandait si elle allait enfin le faire. Elle osa enfin croiser son regard. Et elle y lut dans ce flot de reproches un peu d'espoir. Alors elle se sentit terriblement coupable, et pas seulement parce qu'elle ne pourrait répondre aux attentes de la fillette. Coupable car elle ressentait un profond dégoût chaque fois qu'elle voyait ces deux iris clairs. Ces iris n'étaient pas ceux de sa fille. Sa fille avait des yeux beaucoup plus colorés. Des yeux bleus comme le ciel, aussi colorés et beaux que le ciel. Ils n'étaient en aucun cas translucides comme ceux-là qui la regardaient avec espoir. Non, cette fille n'était pas sa fille. Cette fille la dégoûtait. Et cela lui fit honte, car elle réalisa enfin que ce dégoût n'avait pas lieu d'être, ce dégoût était mal placé. Cela lui fit honte et provoqua en elle une forte culpabilité. Elle se sentit misérable et ne put tenir le regard de l'enfant plus longtemps. Et l'enfant, sans attendre sa réponse qui ne venait pas :
– MAMMA ! MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA !
– Tais-toi...
– MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA-MAMMA !
– Tais-toi... Tais-toi...
Judith tremblait, tandis que cette fillette continuait de hurler ce mot si fort qu'ils en étaient agressifs. Venimeux.
– MAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMA !
Judith se plaqua les mains sur les oreilles, les yeux exorbités, répétant d'une voix angoissée.
– Tais-toi... Tais-toi... Tais-toi...
Mais l'enfant criait encore comme une démente, tandis que Judith fermait les yeux et gardait ses mains plaquées sur les oreilles aussi fort que possible.
– MAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMAMAMMA !
– TAIS-TOI !
Et elles hurlaient, l'une appelant une mère qui ne viendrait jamais, l'autre lui sommant de se taire, elles hurlaient comme des démentes, et leurs voix attirèrent un infirmier qui traversait le couloir. Sur quel spectacle tomba-t-il ! Il se jeta sur la femme maigre qui serrait ses mains autour de la gorge de la fillette qui suffoquait, et lui hurlait toujours de se taire alors que l'enfant ne pouvait plus parler. Il se jeta sur cette folle mais ne parvint pas à desserrer ses doigts. D'autres blouses blanches accoururent, et Aimone apparut à l'angle du couloir, un café presque vide à la main, sans comprendre ce qu'il se passait. Il but alors d'un trait le fond noir du gobelet et courut jusqu'à la chambre ouverte de sa fille. Deux hommes en blouse en sortirent, soulevant de leurs bras une Judith assommée sans doute par une injection précipitée.
Chapitre II
Quand les apparences de cette petite famille sans histoires furent détruites, Aimone préféra quitter Venise. Il quitta Venise avec sa fille mais sans sa femme. Il préféra la laisser aux mains d'une équipe sociale qui la fit emménager dans une maison dans la campagne environnante, avec trois autres malades mentaux, afin qu'elle puisse vivre en paix sans être un danger pour Robin. C'était à ses yeux la meilleure solution pour elles deux, et il regretta longtemps de ne pas l'avoir prise plus tôt, alors qu'il avait parfaitement compris à tel point Robin était un monstre aux yeux de Judith.
Robin quitta donc la chorale de Venise pour en intégrer une nouvelle où elle fit sensation. Elle devint pour la première fois soliste, à son plus grand bonheur, alors qu'elle terminait sa dernière année de l'enseignement primaire. Lorsqu'elle chanta pendant le spectacle de fin d'année, Aimone était au premier rang de ce vaste public qui s'était réuni pour écouter les choristes, et pour l'écouter elle. Et Aimone fut le premier à applaudir lorsque la dernière chanson fut terminée, mais il eut beaucoup de mal à être le dernier tant cette foule qui s'était levée était comblée par cette chorale d'enfants et ses quatre solistes. Elle avait toujours connu cela à Venise, à la différence près qu'elle ne faisait pas partie des élus. Et c'était une très grande différence. Elle se sentait incapable de définir exactement cette différence qui faisait que son cœur ce soir-là était beaucoup plus gonflé que tous les concerts de Venise réunis.
Le noël suivant, Aimone lui offrit des cours de chant à domicile et reçut en remerciement une pré-adolescente toute excitée qui lui sauta littéralement au cou, manquant de le faire tomber. Robin grandissait à vue d'œil mais restait encore une enfant à ces yeux, une princesse, un ange. Tout en pureté. Elle n'avait par ailleurs pas encore ses premières formes alors que quelques unes de ses camarades commençaient sans doute déjà à porter des soutien-gorge. Et Robin appréciait toujours autant les mains magiques de Papà. Elle avait beau grandir, elle gardait cette étrangeté teintée d'innocence qui faisait tant peur à ces petits camarades de primaire, mais qui intriguait ceux de son présent. On racontait beaucoup d'histoires dans son dos et on tentait de la persécuter, mais elle restait distante à tout cela. Cependant, elle ramena un matin un bocal de bestioles peu attrayantes et s'en servit afin d'être assurée qu'on lui ficherait la paix. Même les plus âgés et menaçants des élèves avaient leur petit point faible dans le monde animal.
Aimone et Monsieur De Castello commençaient à bien s'entendre, au plus grand bonheur de Robin. Il arrivait quelquefois que son professeur particulier de chant arrivât plus tôt qu'elle à la maison le vendredi soir, s'installant alors autour d'un café avec Aimone en attendant le retour de l'adolescente par le bus. Alors Robin souriait, serrait la main de Monsieur De Castello et s'asseyait sur les genoux de Papà, un jus de cerise entre les mains, et ils partageaient une petite dizaine de minutes avant que Papà ne retournât dans son atelier et que le cours de chant commençât. C'était ainsi un petit rituel hebdomadaire auquel Aimone tenait particulièrement. C'était une façon de sauver les apparences, apparences qui avaient à ses yeux une importance presque compulsive. C'était une obsession pour lui d'être bien vu, mais pas pour sauver simplement son image, superficiellement. C'était surtout pour lui une façon de protéger son enfant de mauvais ragots, et ce même s'il savait qu'elle se plaisait à effrayer ses camarades au collège afin de les tenir à distance.
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– Dis-moi, Robin. Aimes-tu ton père ?
– Oui, bien sûre ! Pourquoi ne l'aimerais-je pas ?
– Je ne sais pas. A ton âge, beaucoup d'adolescents commencent à être agacés par leurs parents. Ils se disputent beaucoup avec eux. Ils se querellent. Ils se haïssent parfois.
– Oui, j'ai des copines au collège qui ont des problèmes avec leurs parents.
– Et... est-ce trop curieux de ma part de te demander ta situation ?
– Moi je n'ai pas de Mamma, alors je ne peux pas avoir de problèmes avec elle. Et je n'ai pas de problèmes avec Papà non plus. Je ne me dispute pas avec lui.
– De quoi parlez-vous alors ? Si ce n'est pas indiscret...
– Nous parlons de... d'amour. « Je t'aime Papà. – Moi aussi ma princesse. Tu es mon ange. » Mais pourquoi me posez-vous toutes ces questions Monsieur ?
– Excuse-moi, Robin. Je sais d'expérience que les relations sans défauts n'existent pas, à plus forte raison entre un parent et son enfant. Alors que la tienne avec ton père...
– Semble parfaite.
– … C'est cela. Parfaite.
– Mais la perfection n'existe pas, Monsieur. Est-ce ce que vous voulez dire ? La perfection n'est qu'un rêve jamais réalisé, une utopie. Est-ce ainsi que vous pensez ?
– Oui c'est ainsi que je pense. C'est pourquoi, tu l'as compris, je soupçonne quelque chose entre ton père et toi. Quelque chose d'anormal, qui pourrait te faire du mal. Mais tu souris, Robin, pourquoi donc ?
– C'est vous qui me faites sourire, Monsieur. Ne voyez pas le mal partout. J'aime Papà et Papà m'aime. C'est tout.
– Alors sur ces mots imparables, commençons.
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– Papà ! Papà, regarde ce que j'ai trouvé sur la route !
De Castello et Aimone se retournèrent d'un seul mouvement pour poser leur yeux sur une fourrure fauve maculée de sang. De Castello se leva soudain, portant une main sur son nez à cause de l'odeur, tandis qu'Aimone s'avança vers sa petite fille.
– Il est encore vivant, Papà ! Peut-il survivre si on l'emmène chez un vétérinaire ?
Arrivé à la hauteur de sa fille, il passa deux doigts sur la poitrine de la fouine et les retira plein de sang.
– Non. Il perd trop de sang. Le temps d'arriver là-bas, il sera mort.
– En es-tu sûr ? Tu n'es pas vétérinaire alors je veux m'en assurer, Papà.
– Oui, regarde, tes vêtements sont tout tâchés de sang.
– C'est pour sauver le parquet.
Aimone pouffa légèrement.
– Mais tes vêtements, eux, sont bons pour être jetés.
– Ce n'est pas grave, Papà, j'en ai d'autres. Je dois vraiment le mettre dehors ? Il souffre ! Je crois qu'il vaut mieux que je le tue, Papà. Que je le tue pour faire cesser ses souffrances.
– Ma princesse, je ne suis pas sûr que...
– Laisse-moi faire, Papà. Je vais prendre un couteau à la cuisine, ce ne sera pas long.
Et lorsqu'elle disparut à la cuisine en plaquant le corps chaud de l'animal contre son cœur, De Castello s'approcha lentement à hauteur d'Aimone.
– Elle... Elle va vraiment le faire ?
– Que voulez-vous ? C'est tout naturel pour elle de faire cesser les souffrances d'une pauvre créature, même s'il faut se tâcher de sang pour cela. C'est un ange après tout. Elle est pure.
Et il sourit au professeur, s'étonnant intérieurement de le voir si interloqué.
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– Robin. Il faut que je te montre quelque chose. Je suis tombé dessus par hasard, mais il faut que tu le vois. Il faut que tu saches que ta relation avec ton père n'est pas parfaite. Que tu réalises que tu es son obsession.
– De quoi me parlez-vous ?
– Viens Robin. Tu comprendras.
– Mais... je ne comprends pas... Oui, d'accord, je suis son modèle, et alors ?
– Réellement ?
– Oui.
– Depuis quand ?
– Depuis que j'ai huit ans.
– Te force-t-il ?
– Non ! Jamais ! Il me le demande, et je dis oui sans une once d'hésitation.
– Sais-tu à quel point c'est malsain ?
– Malsain ? Laissez-moi rire ! Il ne fait que m'immortaliser !
Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas à tel point sa relation avec son père était allée si loin. Elle était incapable de comprendre car c'était toute sa vie qu'on ébranlait, c'était tout un monde idyllique qu'on détruisait. Elle ne comprenait pas que cet amour n'en était pas un véritable bon amour, mais plutôt une obsession malsaine, teintée de démence. Elle ne comprenait pas à tel point le monde dans lequel elle avait grandi était anormal et fou. Elle ne comprenait pas, car c'était tout ce qu'il l'avait construite. Alors pour le lui faire comprendre, il faudrait la détruire, la détruire pour la laisser se refaçonner elle-même, sans cette ombre sur ses épaules, sans ce regard pour la sonder, sans ces bras pour l'emprisonner, sans ces mains pour lui mentir, sans cette voix pour la manipuler. Il faudrait qu'elle grandisse normalement, dans le monde réel où elle vivait, et non pas dans un rêve utopique qui était de toute façon voué à la destruction tôt ou tard. Car tôt ou tard, elle aurait compris. Mais mieux valait que ce soit tôt, afin de lui laisser du temps pour se reconstruire, alors qu'elle n'était pas encore mûre, que ses hormones bien en retard n'avaient même pas commencé à lui chambouler ses pensées enfantines. Il fallait lui faire comprendre.
– Non.
– Robin, ne sois pas butée.
– Non. Vous pouvez toujours essayer, je ne vous laisserai pas sortir ces tableaux de l'ombre. Et je ne vous laisserai pas rameuter du monde. Si vous sortez votre téléphone, je me jetterai sur vous et vous l'arracherai des mains. Si vous sortez appeler du monde, je me jetterai sur vous et vous crèverai les yeux avant même que vous ayez touché la poignée de la porte. Vous pouvez toujours essayer, vous n'y arriverez pas.
– Là n'est pas le plus important, Robin.
– Alors si dire à tout le monde que ma relation avec Papà n'est pas normale, le mettre derrière les barreaux pour tout ce que vous voudrez et me jeter dans un orphelinat n'est pas votre priorité, quelle est-elle ? Car, pour l'instant, je ne vois rien d'autre.
– Ma priorité est de te faire comprendre que ta relation avec ton père est incestueuse.
– Mon ange ?
– Oui, Papà ?
– Je t'aime.
– Je t'aime aussi, Papà. Je ne veux pas que nous soyons séparés à cause de lui.
– Mon ange ?
– Oui, Papà ?
– Tue-le.
Alors que le plafond est sous ses pieds et le sol au-dessus de sa tête, elle tient entre ses mains un lourd revolver, lourd mais léger comme tout, chargé, enclenché. Il suffit de presser la gâchette et l'homme qui veut tout détruire en perdra tout pouvoir. Elle ne peut rater sa cible. Elle ne peut, car elle a eu tout le loisir d'apprendre à tirer avec Papà. Elle a eu six ans pour apprendre à tuer avec Papà. Six ans pour apprendre à éliminer tout ce qui pourrait la souiller. Six ans pour apprendre à tuer pour ne pas être tuée.
Tuer, mourir, il peut y avoir plusieurs sens à ces mots, plusieurs forces. Elle, elle doit tuer en faisant cesser un cœur de battre. Ainsi, le corps devient cadavre et l'intelligence un simple liquide flasque et dégoûtant qui s'écoule dès qu'on écrase le crâne. Lui, il veut la tuer sans cesser son cœur de battre. Non, il veut la tuer d'une façon bien plus ignoble. Il veut lui détruire la vie de l'intérieur, en lui détruisant son passé, lui détruisant son cocon protecteur, lui détruisant sa raison de vivre, et lui détruisant par la même occasion son avenir. Et cela, elle le refuse. Elle refuse de devenir une folle comme Judith. Non, jamais elle ne sera comme cette femme démente. Jamais.
Alors elle doit tuer. Elle doit voler une vie. Risque-t-elle d'aller en prison par la suite ? Non, la maison est trop isolée pour qu'on entende quoi que ce soit, et on cachera le corps. Au pire, c'est Papà qui partira en prison et elle restera libre. Libre mais sans Papà. Et cela, elle ne veut pas. Elle ne veut pas...
Et puis, il y a autre chose...
– Papà, je ne peux pas.
– Pourquoi, mon ange ? Il va te maculer d'impuretés.
– Je... Je sais... Mais si je le tue, tu vas en prison.
– Non, ma princesse. On jettera le corps loin de chez nous et on détruira les preuves. Je sais comment faire, ne t'inquiète pas.
– Robin... S'il te plaît...
– L'as-tu déjà fait ?
– Oui, ma jolie princesse. Je l'ai déjà fait. J'avais deux cadavres sous le bras.
– Robin, écoute-moi.
– D'accord, Papà. Alors c'est bon.
– Robin... Ne fais pas ça, Robin...
– Si. Car sinon c'est vous qui allez me tuer.
– Je ne vais pas te tuer, Robin. Je vais au contraire te permettre de vivre.
– Je vis déjà, Monsieur. Merci de vous en assurer.
– Non je n'en suis pas sûr. Sinon tu ne me tuerais pas.
– Je vais vous tuer.
– Alors tu n'es pas en vie.
– Si.
– Tu es morte.
– Taisez-vous...
– Tu es morte et tu renonces à la vie en me volant la mienne.
– Ma princesse, ne le laisse pas te faire de mal. Tire.
– TU ES MORTE DEPUIS TON ADOPTION, ROBIN !
– TIRE, MON ANGE ! TUE-LE ! MAINTENANT !
– TAISEZ-VOUS TOUS !
Un coup de feu. Ils se taisent tous les deux. Interloqués. Le plafond est en bas, le sol est en haut. Et le sol s'écroule dans un éboulis, tandis qu'un corps s'affale à terre, et que du sang coule abondamment sur le parquet. Elle l'a fait. Elle a tiré.
Contre sa poitrine.
Alors l'odeur de son propre sang la prend aux narines, et elle sent un dégoût lui monter à la tête, tandis qu'elle ne peut s'empêcher de vomir un mélange de sang et de nourriture semi-digérée, cette odeur affreuse lui donne le tournis, mais tant mieux, tant mieux, elle sent qu'elle s'en va. Tant mieux, tant mieux. Elle n'a pas tué, et elle n'est pas tuée. Son Papà n'ira pas en prison, il saura se défendre seul contre la justice, et il n'aura pas de cadavre à jeter. Sa fille s'est juste suicidée à cause de son professeur particulier de chant, Papà saura en convaincre tout le monde, Papà a toujours été très convainquant alors que De Castillo est trop logique. Papà gagnera dans la justice et De Castillo partira en prison. Ainsi rien ne sera brisé. Et grâce à Papà, elle n'est pas morte, elle ne peut pas mourir, elle est immortelle. Alors cette odeur insupportable qui l'empêche de voir est bonne à prendre. Et elle peut s'en aller en paix, sans se soucier si oui ou non elle va se noyer dans son propre sang.
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Il lui caresse la joue avec douceur, fixant ses deux yeux de fillette.
– Robin, j'ai un service très important à te demander. Tu voudrais me faire plaisir ?
– Oui, Papà. Je veux te faire plaisir. Parce que je t'aime.
Et elle lui sourit, de ce sourire si rare qu'on ne lui voit jamais, ce sourire si rare qu'elle n'offre qu'à son père et son père seul. Son père qu'elle aime si fort, son père qui l'a adoptée il y a un an à peine, mais qu'elle aime fort quand même. Ce sourire si beau auquel il tient tant, ce sourire qui illumine ses iris de perles, ce sourire qui colore son visage pâle. Il passe sa main derrière son épaule pour la pencher vers lui et approcher son oreille d'enfant vers ses lèvres. D'un murmure :
– Tu es le plus bel ange que cette Terre ne connaîtra jamais. La soie même est inutile pour mettre en évidence cette pureté que rien ne pourra souiller. Tu es unique, mon ange. Je souhaite t'immortaliser dans les règles.
Il lui caresse les cheveux, tout en douceur, puis passe sa main sur la nuque de sa fillette qui ne fait nul mouvement.
– Je voudrais que tu sois mon modèle pour mon prochain tableau, ma fleur.
Le baiser qu'il dépose dans son cou la fait frémir.
Chapitre III
On commence d'abord par la case hôpital, où la victime se bat contre la mort. Mais se bat-elle vraiment ? Quand on a treize ans et que sa raison de vivre menace de s'écrouler, la mort semble si attirante, si rassurante. Mais non, il ne faut pas mourir. Papà sera triste si tu meurs. Tous les adultes que tu as su charmer et qui t'aiment seront tristes si tu meurs. Tu te fiches d'eux dis-tu ? Mais tu ne te fiches pas de Papà, n'est-ce pas ? Tu l'aimes fort, plus fort encore que ton cœur sans âme en est capable. Tu n'as jamais su te façonner la moindre amitié durable avec tes camarades, mais tu aimes Papà plus que tout au monde, et tu l'aimerais même s'il tuait toute vie dans cette ville sans histoire d'Italie. Tu l'aimerais même s'il te montrait que c'est un monstre. Tu l'aimerais toujours autant, toujours trop pour ton petit cœur si distant, et jamais tu ne voudrais lui faire de mal. Alors bats-toi, bats-toi contre la mort, bats-toi contre ce sang qui te dégoûte et qui cherche à s'échapper par cet orifice créé par tes soins. On a réussi à retirer la balle, alors bats-toi, tu peux survivre à condition que tu te battes pour t'accrocher à la vie. Bats-toi, Robin. Bats-toi !
Et Robin s'en sort. Lorsque l'hôpital la laisse enfin sortir au bout de longues semaines, elle respire l'air de la libération en tenant Papà par la main. Elle ne pourra plus jamais courir en défiant le vent. Une cicatrice sera toujours là pour lui rappeler qu'elle a frôlé la mort. Mais elle est contente d'être en vie. Elle est contente d'être debout, d'être libre, avec Papà.
Une fois l'hôpital définitivement quitté, on passe par le tribunal. Papà a porté plainte contre monsieur De Castillo pour tentative de meurtre involontaire. L'engrenage s'est déjà enclenché lorsque Robin était entre les murs blancs. Mais maintenant qu'elle est sortie, tout s'accélère. Papà a quelques relations, il parvient à accélérer le processus. Papà obtient si facilement ce qu'il veut ! Voilà à quoi ça sert d'être un peintre de renommée nationale, voilà à quoi ça sert de paraître sociable et de façonner quelques relations avec les personnes hauts placées. Et Robin témoigne pour Papà. De Castillo n'a aucune preuve que tout cela n'est que mensonge, c'est sa parole contre celle de Papà et celle de Robin. Robin, qu'il appréciait tant. Robin, qui l'appréciait tant. Mais la voici à présent retournée contre lui, sans le moindre remord. Elle est bien consciente du mal qu'elle fait avec Papà. Mais elle continue de sourire à De Castillo, répétant devant tout le monde « Moi je vous pardonne, monsieur, mais Papà lui ne peut pas. Et je le comprends. »
Et De Castillo est jugé coupable. Plus tard, il sera condamné à une vilaine peine de prison. On n'entendra pas parler de lui avant quelques bonnes années...
Survient encore un déménagement. Cette fois-ci, Papà décide d'emménager dans les montagnes avec Robin. Dans les montagnes ! Finie la chaleur suintante de l'été méditerranéen, bonjour l'air frais de la montagne. D'autant que la vue est magnifique ! Mais le mieux, c'est l'hiver. Tous les hivers à présent, Robin peut profiter de la neige. Tous les hivers à présent, Robin est heureuse, vraiment heureuse. Chaque fois qu'elle voit les flocons se déverser sur le paysage, ses yeux s'ouvrent et pétillent comme des yeux d'enfant. Combien de fois par hiver a-t-elle répété à Papà « Merci, Papà, merci d'avoir choisi cet endroit, merci beaucoup ! ». Il fait certes un peu froid, mais Papà chauffe bien la maison afin que Robin ne tombe pas malade lorsqu'elle pose pour ses peintures. Une personne lui a dit que ce rituel était anormal, incestueux. Quand elle écoute ses camarades au collège puis au lycée, elle comprend que personne ne connait telle relation avec ses parents. Elle comprend que personne n'a telle intimité avec ses parents. Son intimité avec Papà sort du commun. Et, en lisant, elle réalise qu'une telle intimité peut être sévèrement punie tellement elle est mauvaise pour l'enfant. Alors Robin est rassurée d'avoir aidé Papà à jeter le fauteur de troubles derrière les barreaux. Elle peut ainsi rester avec Papà. Elle peut ainsi continuer à goûter les caresses de ses mains sur son corps. Et la vie continue.
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Papà parle de Judith de temps en temps. Mais Robin se fiche de Judith, Robin la méprise, Robin ne veut pas en entendre parler. Mais elle ne veut pas faire de mal à son Papà car elle sait qu'il l'aime très fort, presque aussi fort qu'elle. Et même si cela la dégoûte, elle continue d'écouter Papà en parler. Et Papà sait que ça la dégoûte, alors il se force un maximum de ne pas parler de Judith, mais c'est dur pour lui. C'est dur alors il lui arrive parfois de faire un écart. Devant un orranger en fleur, sa langue fourche une fois de plus :
– Le rose était sa couleur préférée... Il lui arrivait quelquefois de cueillir une fleur et de l'accrocher dans ses cheveux. Je me souviens du jour où l'une d'elle est venue se pendre devant ses yeux, la moue qu'elle faisait était particulièrement amusante !
Et il rit un peu, tristement, puis s'arrête soudainement et regarde son ange qui rit aussi. Oui, elle rit vraiment, avec ses beaux yeux espiègles, elle imagine vraiment l'expression de Judith et elle en rit avec légèreté. Alors Aimone sourit heureusement. Il est heureux que son enfant ne soit plus dégoûtée par Judith. Il est heureux qu'elle puisse y penser en paix, en souriant et même en riant. Car il sait que Judith lui a fait beaucoup de mal. Alors l'idée qu'elle s'en soit remise, malgré les séquelles physiques gardées et les souvenirs qui ne la quitteront sans doute jamais vraiment, le rend vraiment heureux. Alors il se remet à rire, et Robin rit avec lui, et le monde semble teinté de couleurs pastel douces semblables à celles des rêves.
Trois ans se sont écoulés ainsi. Aimone et Robin sont souvent descendus dans les grandes villes d'Italie rencontrer de nouveaux clients, mais ils sont toujours remontés dans les montagnes afin qu'elle puisse profiter de la neige, son rêve devenu réalité. Une fois les trois ans écoulés, Aimone a dû aller au Royaume Uni, toujours pour sa peinture. Ils se sont installés à Londres. Robin est rentrée dans un lycée bilingue et, malgré ses voyages, a juste réussi à maintenir son niveau assez haut pour ne pas perdre un an. Elle a pu perfectionner son anglais et, surtout, rencontrer Carmina.
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Les gens la fixent étrangement mais elle s'en fiche. Elle se fiche de ce que pensent les gens. Elle se fiche de leurs regards peu aimables face à ses couleurs vives et ses chaînes clinquantes. Elle se fiche de leur mépris, elle se fiche des murmures qu'ils se transmettent lorsqu'elle passe devant eux. Elle se fiche de leurs sourires moqueurs lorsqu'elle fronce les sourcils parce qu'un enseignant l'interroge sans articuler. Elle se fiche des insultes qui fusent sûrement de tous les côtés lorsqu'elles ne les voient pas. Elle se fiche d'eux. Il lui suffit de fermer les yeux et ils n'existent plus. Il lui suffit de fermer les yeux et plus rien n'existe. Il n'y a que le sol sous ses pieds qui lui assure qu'elle est sur terre et que la gravité est bien effective. Il n'y a qu'un peu de lumière derrière ses paupières qui lui assure que le soleil est encore présent dans le ciel et que la terre a supporte sur son sol. Il n'y a que sa salive un brin visqueuse dans sa bouche pour lui rappeler qu'elle est bel et bien un être humain vivant sur cette terre et éclairée par ce soleil. Il n'y a que cette odeur âcre de pollution pour lui rappeler que les voitures ne sont pas loin et que la ville est grande et pesante de pollution. Mais les gens, eux, ne sont pas là. Ces gens qui se moquent d'elle n'existent plus.
Ces gens qui profitent de sa surdité pour la maudire en lui plantant des couteaux dans les oreilles. Il lui suffit de fermer les yeux pour les oublier. Il lui suffit de fermer les yeux pour que cesse leur existence.
Des mains attrapent les siennes. Carmina ouvre les yeux et croise le regard affectueux de Robin qui articule doucement.
– Ça va ?
Carmina sourit. Elle a eu une montée soudaine de haine en croisant le regard d'une groupe de pies, mais les yeux bleus de Robin suffisent à eux seuls à faire retomber toute cette haine qui lui brûle le cœur. Robin, et ses yeux doux. Robin, et ses mains calmes. Robin, et ses lèvres douces. Robin n'est pas comme les autres. Robin ne s'attache pas vraiment avec les autres. Elle leur parle, elle leur sourit, elle s'entend même bien avec eux, mais Robin se comporte différemment, sans la moindre gêne. Les gens ont un peu de mal à l'accepter, et elle semble s'en soucier bien peu. Robin ressemble à ces plumes qui volent au grès du vent dans le ciel, et qui semblent aptes à tomber dans nos mains mais qui repartent avec une nouvelle brise. Robin ressemble à un ange venu du ciel pour lui prendre les mains et insuffler sur ses lèvres un peu de sérénité.
Carmina n'a pas pu s'empêcher de s'attacher à Robin. De s'attacher à elle très fort. Si elle le pouvait, elle s'abandonnerait dans ses bras et lui ferait comprendre, sans avoir besoin de mots, qu'elle est toute à elle. Si elle le pouvait, elle arracherait son cœur et le lui offrirait saignant, juste à elle, à Robin. Carmina aime les lèvres de Robin. Ses lèvres sont venues très vite sur les siennes abîmées alors que tout dans Robin disait qu'elle n'entamait aucune relation amoureuse mais seulement un attachement profond. Ambigu, et presque... difficile. Mais en même temps tellement agréable. Carmina aime Robin, elle l'aime fort, fort, elle n'aime qu'elle, elle ne vit que pour elle, pour toujours. Et elle voudrait que Robin l'aime aussi de cette passion. Car elle sent que, pour l'instant, ce n'est pas le cas. Robin volette encore dans les airs, et Carmina n'a pas réussi à l'attraper alors qu'elle tend les bras le plus haut possible pour l'attraper.
Un souffle dans son oreille. Carmina se détourne de son dessin et son regard croise celui, tout près, de Robin. Robin recule, elle sourit, et de ses mains lui dit « Tu t'améliores encore ! ». Carmina sourit, un peu timidement. Elle espère pouvoir rentrer dans la prestigieuse école d'art de Londres après le lycée, mais sait que ses chances sont très minces. Mais Robin l'encourage à dessiner, encore et encore, tandis que Robin chantonne. Carmina aimerait bien savoir à quoi ressemble la voix de Robin. Elle est persuadée que Robin chante comme l'ange qu'elle est. Robin est soliste dans la chorale du lycée, alors elle sait qu'elle ne se trompe pas. Elle aimerait pouvoir apprécier sa voix et la beauté de son chant. Mais elle ne peut que contempler ses lèvres de loin et ressentir autant qu'elle le peut le plaisir du public qui retienne son souffle en l'écoutant. Certains professeurs sourient. Certaines élèves dans le chœur serrent leurs lèvres de jalousie. Alors oui, Robin chante sûrement très bien, digne de l'ange qu'elle est.
Cette fois c'est elle qui lui attrape les mains. Ses lèvres articulent un remerciement maladroit et elle tire aussi doucement que possible sur le corps menu et fragile de l'ange de sa vie. Carmina sait que c'est assez naïf de penser ainsi, mais elle ne peut s'en empêcher. Elle ne peut s'empêcher de tout mettre en Robin, tout son amour, toute son affection, tous ses sourires, tous ses espoirs. Les autres elle les hait, les autres elle voudrait qu'ils disparaissent. Qu'ils disparaissent afin de n'être qu'avec Robin et d'avoir la terre entière et l'éternité pour elles.
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Elle se sent plume. Elle se sent plume, légère, toute grise avec des nuances de bleu ci et là. Elle se sent voler, haut, très haut dans le ciel, ce ciel sans nuage qui lui sourit avec chaleur. Elle se sent voler, loin, très loin les cheveux au vent, ce vent sans violence qui lui murmure des mots doux en caressant sa chevelure. Robin se sent bien lorsqu'elle vole. Elle se sent sereine. Et elle sourit, doucement, un peu niaisement aussi. Elle sourit et rêve qu'elle est heureuse. Elle sourit et rêve qu'elle a un Mamma qui lui renvoie un sourire encore plus doux en retour. Elle sourit et se blottit de les bras de Mamma. Mamma la serre tendrement contre elle et commence à la bercer d'une voix mélodieuse.
Une libellule s'est posée sur la lune.
Dans les bois, au profond des nids,
Les oiseaux se sont endormis.
Alors Robin se blottit un peu plus sous les bras pleins d'amour et de tendresse de sa Mamma, ces bras qui la protègent quoi qu'il arrive. Ces bras qui la protègent quand le ciel se couvre de nuages sombres et qu'on entend au loin l'orage qui s'approche à grandes foulées.
N'aie pas peur du vent qui gronde,
Ni des chiens errant dans l'ombre.
Mille étoiles vont briller,
Mille étoiles pour te bercer.
Et Mamma est magique, elle peut repousser les nuages et découvrir le ciel d'encre, et faire briller les étoiles, et faire luire la lune. Mamma est magique, tout brille avec elle, tout produit de la lumière, tout éclaire même les endroits les plus sombres. Mamma est magique, avec ses deux grandes ailes blanches aux plumes immaculées. Et Robin aime Mamma, elle l'aime plus que tout au monde, elle l'aime plus que quiconque, elle l'aime, elle l'aime...
Tous les coquillages qui jouaient sur la plage
Sont partis se cacher dans l'eau,
Retrouver leurs petits berceaux.
Non, c'est faux, ils ne sont pas partis pour faire de beaux rêves. Ils sont partis parce qu'ils ont peur, ils ont peur de cette plage sale. Oui, la plage est sale, très sale, maculée et taches partout, de taches mauvaises, mauvaises. C'est à cause des gens, ces gens ignobles qui la souillent, ces gens ignobles qui la détruisent. Robin les hait. Elle les hait tous, tous autant qu'ils sont. Elle les méprise. Elle voudrait les voir disparaître et laisser la plage en paix, elle voudrait les voir disparaître et la laisser en paix. Avec Carmina. Les laisser en paix toutes les deux, leur laisser le monde entier à elles deux seules. Un monde sans homme, un monde sans guerre. Sérénité et liberté. Juste avec Carmina. Éternité.
Tourne la grande ourse, tourne la petite ourse.
Il n'y a pas de nuit sans matin,
Le soleil reviendra demain.
Alors quand elle les voit s'en prendre à elle ce jour-là, elle n'hésite pas. Son sang ne fait qu'un tour dans sa tête tandis qu'elle accélère le pas et se met même à courir sur ses petites jambes trop courtes pour son âge. Elle court, elle court, et elle heurte de plein fouet l'adolescente qui crachait son venin sur Carmina, ses poings serrés et sa mâchoire crispée. Elle heurte de plein fouet la jeune fille qui bascule sur le côté. Ses mains viennent chercher le mur mais ne font que les frôler. Alors elle tombe sur le côté, elle tombe sans la moindre accroche, elle tombe en écarquillant les yeux. Sa chute est longue mais elle ne la voit pas passer car déjà son corps rencontre les angles agressifs du petit escalier juste à côté. Il ne fait que quatre marches. Quatre marches aux angles acérés. Quatre marches dures comme le marbre. Un cri. Un autre. La jeune fille a mal, elle a très mal. Les gens arrivent, un adulte accourt, et la jeune fille pleure sa douleur. Elle ne peut plus bouger tant elle est mal tombée, elle s'est vilainement tordu le bras en essayant d'amortir sa chute. Carmina attrape la main de Robin et la sert fort, très fort, alors que Robin lentement commence à peine à comprendre ce qu'il s'est passé.
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Cela fait longtemps qu'on lui a envoyé la première lettre, quelques mois à peine après son adoption. Pourtant, il a refusé d'y croire. Il a refusé d'y croire jusqu'à ce qu'elle provoque Judith de la même façon que Judith avait provoqué un autre malade durant sa courte hospitalisation suite à sa fausse couche. Alors il a espéré de toutes ses forces que ce don n'aurait pas d'impact sur la pureté de son ange, et il n'en a eu aucun. Elle l'aimait du même amour qu'il ressentait pour elle. Et durant toutes ses années, rien n'a changé, rien n'a mal tourné. Son défaut de sociabilité était une bonne chose pour lui, car elle lui était toute entière. Elle était absolument toute à lui.
Jusqu'à ce que quelqu'un essaie de la lui voler.
Et ce don... Ce don...
Il regarde le tout premier tableau qu'il a fait d'elle, alors que ça ne faisait qu'un an qu'il l'avait adoptée. Il regarde ses joues rondes et son regard amoureux. Ce regard qui lui disait « Je t'aimerais toujours Papà, toujours, toujours. » Ce regard qui a été incapable de lui dire la vérité.
A cause de ce don.
Son ange est morte. Son ange est morte. Quelque part au fond de lui, il savait que ce jour arriverait. Il a tout fait pour la garder auprès de lui, il a tout fait afin que ce jour n'arrive pas, il a tout fait afin que son ange soit immortalisée. Mais même avec ces tableaux, la vérité est indéniable, imparable, tranchante comme un couteau déchirant les toiles.
Son ange est morte.
Aimone aimerait pleurer mais sa gorge est sèche. Il ressent comme une odeur âcre dans sa bouche, une odeur qui remonte dans ses narines. Il aimerait pleurer mais il ne sait pas comment faire. Il n'a jamais su pleurer. Les larmes l'ont toujours pris par surprise lorsqu'il allait mal, notamment dans son adolescence, mais jamais il n'a compris comment elles venaient. Jamais il n'a su les retenir, jamais il n'a su les provoquer.
Aimone aimerait pleurer, mais il ne sait pas comment faire.
Alors son cœur est noué et son doigt passe tristement sur la peau, rendue rugueuse par la toile, de son ange. Il descend lentement le long de ses courbes d'enfant, les paupières basses, et se souvient de la douceur de son épiderme. Il se souvient de son corps sans défaut, ce corps magnifique, le corps de son ange. Il ne lui reste que cela. Des souvenirs, et des toiles.
Pourtant, son ange est morte.
Elle est morte...
Et on est venu chercher son cadavre pour l'enterrer dans la verdure d'Irlande.
¤¤¤
Carmina n'en peut plus. Elle n'en peut plus de pleurer tous les soirs, et même le midi lorsqu'elle s'enferme dans les toilettes du premier étage pour s'isoler à cause de la douleur dans sa gorge. Elle n'en peut plus de pleurer, comme si sa réserve de larmes était inépuisable.
« Oublie-moi. Ça vaut mieux pour toi. »
Mais comment ? Comment oublier quelqu'un sur demande ? Comment ? Qu'on lui dise comment ou elle va devenir folle. Elle va devenir folle et violente. Elle va devenir folle et laisser exploser ce trop-plein de couleurs bordéliques qui la secouent de l'intérieur. Elle va devenir folle et... et...
Où est-elle partie ? Pourquoi est-elle partie ? Elle a réussi à éviter le renvoi, alors pourquoi est-elle partie cependant ? Pourquoi si loin ? Pourquoi à jamais ? Carmina voulait l'éternité pour vivre avec elle, pas pour vivre avec son souvenir. Elle voulait son corps, elle voulait ses lèvres, elle voulait son amour. Elle n'a que son fantôme. Un fantôme qui lui sourit et lui fait au revoir de la main. Un fantôme qui lui sourit et lui tourne le dos. Un fantôme qui disparaît sans même lui montrer une dernière fois son visage, et ses yeux bleus si purs. Ne reste qu'un fantôme. Quelque chose d'immatériel. On croit pouvoir le toucher mais la main passe au-travers avec seulement une sensation de froid. On croit pouvoir l'atteindre mais il s'envole au loin, comme une plume qui, par un dernier sursaut, s'échappe alors que les doigts tendus à l'extrême étaient sur le point de l'attraper.
Carmina n'en peut plus. Elle n'en peut plus de haïr le monde entier. Elle n'en peut plus de ne pas avoir le droit d'aimer. Car non, elle n'a pas le droit d'aimer. Sinon, pourquoi tous ses amours finiraient-ils par l'abandonner ? Non, Carmina n'a pas le droit d'aimer. Elle n'a la droit que de haïr et d'en souffrir. Et elle n'en peut plus de cette douleur au fond de son cœur. Elle n'en peut plus de pleurer. Elle n'en peut plus.
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Robin arrive à Aisling un beau matin, avec une très grosse valise qu'elle peine à soulever quand il faut monter ou descendre des escaliers. Robin arrive à Aisling un beau matin, et elle réalise qu'elle est seule. Elle ne connait personne, personne ne la connait. Tout ceux qui l'ont connue sont loin et ne reviendront plus. C'est comme s'ils étaient morts. Car chaque chose a une fin, chaque chose. On aime quelqu'un un jour, et le lendemain il n'y a plus personne. Il y a quelquefois le souvenir des mains sur son cou, des mains tantôt violentes, tantôt douces. Elles agrippent ou caressent. Ce n'est jamais normal. On ne devrait pas lui toucher le cou. On ne devrait pas l'effleurer. Ce n'est pas normal. Rien n'est normal. Rien n'est droit, rien n'est simple, rien n'est normal. Mais c'était bon, alors c'est l'essentiel. C'était agréable ou jouissif, mais c'était bon. Elle a aimé l'amour de Mamma, sa Mamma à elle si fragile, elle a aimé son amour et c'est l'essentiel. Elle a aimé l'amour de Papà, Papà et son pinceau magique, Papà et ses mains merveilleuses. Elle a aimé son amour et c'est l'essentiel. Elle a aimé l'amour de Carmina, Carmina si sombre, Carmina qui ne demandait que de l'affection. Elle a aimé son amour et c'est l'essentiel. Ce n'est pas grave si c'est terminé, ça devait se terminer un jour. Elle en a profité de tout son saoul, et elle est contente d'y repenser, elle est contente que ça ait eu lieu.
Robin arrive à Aisling un beau matin, avec un grand sourire et des yeux lumineux. Ici, c'est un nouveau départ. De nombreuses gens à rencontrer, à câliner, à aimer. Non, rien n'est fini.
Cela ne fait que commencer.