- Weather. Weather ? Pourquoi tu pleures ?
- Je ne pleure pas !
- Bien sûr que si. Tu n'es pas obligée, tu sais...
- J'ai essayé, mais tu ne me crois pas !
- Évidement que je te crois. Alors arrête de pleurer.
- Pardon...
- Pour quoi ?
- Pour rien !

Et Weather se sauve en courant. La couche de neige fraîche la freine quelque peu, mais son besoin d'échappatoire la pousse loin, toujours plus loin... Weather vient d'avoir dix ans, cela fait déjà un an qu'elle est à l'orphelinat de Douvres. Liam la suit du regard alors qu'elle fuit, une fois encore. Il lui a redemandé. « Essaie de te souvenir. Essaie plus fort ! » Il ne sait plus vraiment si c'est pour lui ou pour elle qu'il insiste. Weather, Weather Time, qui donc est-elle ? Son passé est un puit sans fond qu'elle ne tient manifestement pas à explorer. Liam la pousse à descendre, toujours plus bas. Il ne sait pas ce qu'elle y voit, mais elle, elle ne veut rien entendre de tout cela. « J'essaie ! » qu'elle rétorque toujours, les yeux pleins de larmes, avant de s'enfuir de nouveau. Il l'aime bien au fond, mais ça le gène de ne pas savoir. Cette petite fille possède un vrai nom, une vraie famille, une vraie vie, là, quelque part. Weather Time n'est qu'une chimère, une chimère qui dissimule la vérité. Avant Weather, il y avait quelque chose d'autre dans ce petit corps, il en est persuadé...

Weather court toujours, toujours le même trajet. Cela fait un an qu'elle arpente ces ruelles, son seul terrain de jeu. Elle arrive rapidement au port, brumeux ce sombre jour d'hiver. Si elle longe le port par la gauche, elle tombera sur les entrepôts, gardiens de sa solitude. Si elle choisit la droite, elle finira par atterrir à l'orphelinat. Weather se souvient bien de son premier jour à l'orphelinat. Son réveil dans ce lit aux draps rêches... « Quel est ton nom ? » lui demande Sœur Armande, sitôt ses petits yeux ouverts. « Mon nom ? ». La petite semble ne pas savoir. « Où sont tes parents ? » renchérit Sœur Olga. « Mes parents ? ». Elle n'a pas l'air de comprendre. « D'où viens-tu ? » insiste alors Sœur Eleonore. L'enfant ramène ses genoux contre sa poitrine et les sert fort de ses petits bras. Elle sanglote... Plus tard, on lui dira qu'on l'a retrouvé endormi devant l'orphelinat. « Ah bon » répond-t-elle l'air distrait. La fillette ne paraît pas s'en soucier outre mesure. Peu lui importe où on l'a trouvé, c'est là qu'elle est maintenant. Les sœurs la trouvent étrangement terne. Rien à voir avec la vivacité des enfants de son âge... Rien n'a d'importance pour Weather, rien que sa curiosité naturelle n'ait déjà remarqué. Ce qui vient des autres, elle n'y prête guère attention.

On lui propose un jour de choisir son nouveau nom, car il faut bien qu'elle en ait un. La petite jette un oeil à la fenêtre. « Weather » articule-t-elle mollement. Sœur Irma semble surprise. « Weather ? ». La petite ne répond pas. Sœur Irma fini par aquiésser. « Bien... Weather comment ? ». A la petite d'être surprise. « Weather tout court. » La sœur se racle la gorge, embarrassée. « C'est impossible, voyons ! » Les yeux dans le vide, l'enfant semble pensive. Quelques secondes plus tard, elle renchérit « Weather Heater Feather ». La sœur semble perplexe. « Ce sont... des prénoms... ? … Peut-être, mais enfin... Il te faut un nom, un nom de famille ! ». La petite se renfrogne « Je n'ai pas de famille. » Sœur Irma toussote. « Certes, comme tous les enfants ici. Mais peu d'entre eux ont eu la chance de choisir leur nom, la plupart sont là depuis toujours, tu sais... » Mais la fillette se fiche bien de tout cela. Soupirant, elle jette un œil à la fenêtre où la neige semble ne pas vouloir s'arrêter de tomber. Weather... Un sourire passe furtivement sur son visage, sans que personne n'en soit témoin. Elle se tourne de nouveau face à la sœur et énonce d'une voix assurée « Time. Je vais m'appeler Weather Time. » Sœur Irma s'apprête à commenter mais la petite a déjà passé la porte du bureau. Sœur Irma prie tous les saints de lui accorder la patience avec cette nouvelle tête de mule et inscrit de son écriture fine et penchée au bas du formulaire « Weather, Heather, Feather Time ». Elle et les autres sœurs ont déjà signalé la dernière arrivée, ce don anonyme, mais personne ne semble rechercher de fillette rousse de plus ou moins neuf ans. Quelle tristesse...

Lasse, Weather décide malgré tout de rejoindre l'orphelinat. Liam la déçoit. Il lui plaisait pourtant. Il était différent. Mais manifestement pas tant... Arrivée à destination, une surprise l'attend. Ils sont deux, dans la trentaine, l'air vaguement sympathique. Sœur Olga l'accueille avec enthousiasme, la saisissant fermement par les épaules afin de la placer face aux étrangers. Ceux-ci la toisent comme on inspecte une marchandise. Et ma foi, ils ont l'air plutôt satisfait. Elle pourrait bien faire l'affaire, cette gosse-là. Son regard est un peu insolent, ça prouve qu'elle a du caractère. Mais malgré tout, elle semble plutôt sage. Et pas trop moche en plus. Elle pourrait bien faire l'affaire...
Ça s'appelle Vaughn et Grania O'Connor et ça veut un enfant. Ça vient d'Irlande, en plus de ça. C'est en vacances, en fait. Et ça veut un enfant. Alors ça en profite. Et ça sourit, ça sourit encore et encore. Pourtant on attrape rien avec du sourire, rien que des imbéciles. Weather n'en peut plus de ces sourires, ils ne servent à rien. Ils ne servent à rien avec elle, alors autant ne pas les gaspiller, ces sourires, pas avec elle en tout cas. Elle détourne le regard. L'homme se redresse, laisse échapper un long « hmmmm » d'inspecteur des travaux finis et lance un regard éloquent à sa moitié. Elle lui rend son regard. « On la prend ? » qu'il lâche alors. Ce monsieur là n'est pas correcte, tout le monde le voit. Les sœurs qui passent par là chuchotent si bas qu'on en déduit qu'elles lisent sur les lèvres plus qu'autre chose. Sœur Olga affiche une moue qui indique clairement qu'elle préfèrerait que les parents potentiels adoptent une attitude autre que celle qu'ils afficheraient face à leur concessionnaire auto. Et Weather apprécie peut d'être jaugée comme une marchandise. Elle vaut mieux que ça, même elle le sait. La femme lui jette un dernier regard. La femme fait toujours ça. Elle ne tient pas à « regretter après ». Un gosse, c'est de l'investissement quand même. Faudrait pas que ça coûte trop cher sans rien rapporter en retour. Elle s'enquit alors d'un dernier détail, un détail qui a tout de même son importance. « Et son intelligence, alors ? Elle est intelligente, cette petite ? Elle a de bonnes notes, ce genre de chose ? Elle n'est pas en retard par rapport aux autres ? ». La sœur hausse les sourcils. C'est qu'elle est pas bête, la dame. Si sa gosse devient avocate ou chirurgienne, elle est sûre de bien finir sa vie. C'est toute sa retraite qu'elle joue sur cette simple décision ! Le mari hoche la tête, trouvant de toute évidence cette question particulièrement censée. Il ose même un léger « ah oui, c'est vrai, je n'y avais pas pensé à ça » sur le ton de quelqu'un qui a oublié de se renseigner sur les accessoires fournis avec le produit. Sœur Olga hasarde un coup d'œil désolée en direction de l'enfant, avant de répondre « oh rien à craindre, elle est tout à fait brillante. Malgré son amnésie, elle n'a pris aucun retard par rapport aux enfants de son âge. » Les temps sont durs, l'orphelinat ne peut se permettre de conserver trop d'enfants et chaque occasion doit être saisie. Sœur Olga a déjà listé de tête le nombre de prières qu'elle devra réciter pour racheter son âme de l'acte barbare qu'elle est en train de commettre. Elle inspire une dernière fois, prenant acte des hochements de tête affirmatifs des deux étrangers, et clôt l'entretient en ayant le sentiment de vendre son âme au diable « alors, c'est entendu ? ». « On la prend ! » réitère l'homme avec enthousiasme, un regard satisfait adressé à sa femme. Ça y est, il l'on, leur gosse.

Weather n'a pas dit au revoir à Liam. Ni a personne d'autre, d'ailleurs. Sœur Eleonore s'était occupée de faire sa valise. A l'intérieur, la tenue que portait la petite à son arrivée, une Bible, et deux ou trois autres bricoles. En un an, peu de choses lui avait vraiment appartenu. La nourriture qu'elle ingurgitait, l'eau qu'elle buvait, l'air qu'elle respirait, quelques bouquets de fleurs, une chenille dans une boîte en carton -morte dès l'hiver venu- et puis ses sentiments aussi. Et peut-être même ceux des autres, parfois. Les sourires de Liam. Des sourires qui ne servaient pas à rien, eux. Le silence, le recueillement imposé par les sœurs, pendant lequel elle se posait tellement de questions qui ne s'imposaient pas à son esprit le reste du temps. Et puis des souvenirs, quand même. Le soleil qui créé tant d'ombre, l'herbe humide de rosée, le repas de noël avec tous ces enfants, les sœurs si bienveillantes. Le chat qui traînait parfois sur les quais, qu'elle nourrissait avec des sardines volées au marché. Des souvenirs, des morceaux de mémoires, des parcelles de vie. Qu'elle les aime ou non, ils faisaient partis d'elle, désormais. Mais bientôt, ils appartiendraient davantage encore au passé...

Cela fait déjà un mois qu'elle est une O'Connor, fille de l'Irlande. Weather O'Connor. Ce que ça sonne mal à son oreille... Non, décidément, elle ne s'y ferait jamais. Mais ça tombe plutôt bien, eux non plus ne s'y font pas. C'est compliqué, un enfant, même à cet âge là. Il faut tout expliquer, tout montrer. Ce n'est pas comme un adulte qui déduit les choses suivant son expérience de la vie. Un enfant, ça n'en sait pas assez, jamais assez. Il y a toujours des choses qu'il ne sait pas, c'est épuisant. Et puis aussi, ça ne fait pas toujours ce qu'on veut, un enfant. Ça n'en fait qu'à sa tête, parce que ça croit mieux savoir les choses. Dieu aurait pu créer les hommes adultes, tout de même ! Debout, tout habillés, livrés avec un destin tout frais et tout unique à réaliser. Une personne. Et pas un embryon de personne, gesticulant et braillant, qui se laisserait bien mourir si on se décidait à ne plus lui accorder d'attention. Non, décidément, un enfant, c'est vraiment trop. Trop de tout. Trop énervant, trop fatiguant, trop accaparant. Beaucoup trop insupportable. Tellement qu'au final, ben on en veut plus. Même pas en photo, dans le petit cadre sur l'étagère droite de l'entrée. Même pas. Cela fait déjà un mois, un mois de trop. Elle ne parle pas beaucoup, mais c'est déjà trop. Elle est toujours sage, mais même là c'est trop. Elle ne veut pas faire de vague. Quand on lui fait remarquer, elle essaie de changer un peu. Mais là ils vont trouver alors qu'elle en fait trop. Toujours trop. Ces gens-là sont décidément trop exécrables.
Une semaine, encore une semaine de plus. C'est le temps qu'ils ont tenu. En tout et pour tout, un mois et quart. Un mois et quart et la mince quantité de tolérance que Dieu leur accorda, en essayant malgré tout d'équilibrer habilement ce manque avec autre chose dont on n'a jamais su l'existence, arriva à son terme. On a fait sa valise. On y a mit à peine plus que ce qu'elle contenait au départ de Douvres. Et on l'a finalement déposé devant un orphelinat. Retour à la case départ. Adieux parents indignes, bonjour orphelinat de Limerick. Et bonjour Sœur Isabella. Tout le plaisir est pour moi. J'aurais préféré vous rencontrer dans d'autres circonstances mais, voyez vous, on m'a fait passé la frontière pour que j'atterrisse dans un foyer foireux. Et me voilà. Ne cherchez pas mes vrais parents, d'autres ont essayé avant vous. Soyez gentille, montrez moi mon lit, que je puisse déposer mes affaires. Oh, et au fait, je n'ai pas de souvenirs de ma vie avant mes neuf ans. Inutile d'espérer, et ne vous emportez pas, j'ai déjà dit non à l'hypnose. Cette pratique là ne m'inspire pas confiance. Allons, résignez vous à la réalité, celle qui dit que je n'ai vraiment pas eu de chance, même si on peut toujours faire pire. Résignez vous et montrez moi le chemin, s'il vous plait. Je suis un peu fatiguée...

La fatigue est là et Weather devient brumeuse. Sa vie la blase désormais à un point tel que rien ne semble plus pouvoir attirer ni ses faveurs ni sa haine. Rien n'en vaut plus la peine. Une nappe de brouillard semble même flotter autour d'elle, dans les mauvais jours, un brouillard nauséeux, comme une membrane la séparant de ce monde pour lequel elle semble être devenue une étrangère... mais, attendez ! Ce n'est pas qu'une impression ! Seigneur, quelle est cette brume ? Un miracle ? La marque de Satan ? Dieu tout puissant, explique nous ce mystère, nous qui te servons avec ferveur et sans jamais fléchir ! Cette purée de pois blanchâtre qui monte du sol, qui masque nos pieds à nos yeux, puis nos jambes, et bientôt notre buste... Ou sommes nous donc passé ? Serait-ce là un aperçu de tes célestes nuages ? Nous offres tu l'absolution, aujourd'hui et à jamais, pour récompenser notre inébranlable foi ? Seigneur, explique toi Seigneur, toi qui vois toute action et diriges toute entreprise en ce bas monde, parles et nous saurons entendre !
Ainsi dérailla l'ensemble de l'orphelinat durant la semaine qui suivit. Les sœurs se relayaient pour rendre visite et apporter à manger à la petite dans sa pièce brumeuse. Elle avait été mise à l'écart, son brouillard confiné au maximum. Et plus on geignait, plus la brume forçait les interstices de la porte. C'était insupportable vraiment. Weather. Elle sentait sa tête exploser. Sa peau couverte d'humidité la faisait frissonner, ses vêtements moisissaient trop vite sur sa chair mouillée. Et tous ces gens qui chouinaient les bras levés vers le ciel empiraient le phénomène. La nuit, ça se calmait un peu. Le brouillard tombait et elle y voyait enfin quelque chose. La lune lui montrait la nuit tout ce que la brume lui cachait le jour. Elle ouvrait alors la fenêtre pour aller faire un tour. Pourquoi dormir ? Elle aurait tout le temps pendant la journée, quand elle serait de nouveau confinée, mise en quarantaine comme une vulgaire lépreuse. Elle valait mieux que ça, même elle le savait.
Mais tout cela ne dura qu'un temps. Le temps avant lequel elle reçut enfin une enveloppe. Une enveloppe imprimée d'armoiries anciennes qui expliquait tout. Les sœurs se la firent passer avec intérêt. Après les appels au Seigneur, la petite pièce de Weather fût désormais remplie de « ooooh ! », « aaaaah! », « à peine croyable ! » et autres « vraiment extraordinaire ! ». Mais Weather ne trouva pas ça extraordinaire du tout. Il y avait d'autre gens qui possédaient ce handicap, et alors ? Il n'y avait pas de quoi ce réjouir. Sitôt l'existence de cette école de monstres de foire apprise, Weather décida fermement de ne jamais y mettre un pied. Mais alors vraiment jamais !

Weather aura bientôt onze ans. Ses deux imposantes couettes rousses bouclées à l'anglaise ont tout l'espace nécessaire pour se balancer de chaque côté de sa tête. En effet, dans les couloirs du collège, les autres élèves gardent leurs distances. Ils chuchotent, ricanent ; la fixent, même, pour les plus audacieux. Elle arrive à son casier, recule d'un pas et l'ouvre. Silencieusement, elle scrute d'un oeil noir un hamster mort couplé à un vieux fromage tomber du casier grand ouvert. Elle les écarte du pied, avance et prend à l'intérieur les livres dont elle a besoin. L'odeur est infecte, mais elle a senti pire. La moisissure. Rien n'est pire que cette odeur. L'idée que toute chose meurt autour de soit. La nourriture qu'on ne peut plus porter à sa bouche, les tissus qu'on ne peut plus coller à son corps, les murs dont ont doit se tenir éloigné. Un peu de temps et beaucoup d'humidité, c'est tout ce qu'il faut à la moisissure. C'est tout ce qu'elle a eu à l'orphelinat de Limerick...
Des jours durant confinée dans cette pièce où l'air stagnant complotait avec son brouillard pour tout anéantir. Pour génocider tout son univers. Pour faire d'elle une nomade, car toute forme de sédentarisation entraînerait la mort de son environnement... Elle connaît cette odeur de mort. Même sa Bible, elle l'a vu moisir. Elle n'eut même plus le droit de se consoler par les Saintes écritures. Elle doit désormais porter sa croix et vivre démunie au possible, comme une vraie chrétienne... Pourtant, les sœurs l'avaient prévenu. « Ils ne vont pas comprendre, ils ne peuvent pas savoir. Ce n'est pas ta place. » Elle lève les mains et observe ses bandages. En dessous, d'épaisses verrues ont recouvert la peau continuellement humides de ses mains. C'est la partie la plus souffrante de son corps, comme si tout venait de là. Oui, après tout, elle est un monstre. Mais non. Jamais elle ne s'y résoudra. A rejoindre les autres monstres. Et puis d'abord, qu'est-ce que cet « Aisling » pourrait bien lui apporter de plus ? Comment des gens qui ont autant de problèmes qu'elle pourraient bien pouvoir l'aider ? Elle ne croit à rien de tout ça. Elle n'y croit pas. Elle ne croit pas en Aisling. Elle ne croit pas en les autres. Elle ne croit plus en rien. Elle n'est même plus sûre de croire encore en Dieu. Si tout cela est de son fait, s'il n'est pas mieux intentionné que ça pour toujours jouir du malheur des autres, alors elle ne veut plus y croire. Il n'en vaut plus la peine. Il ne l'a jamais valu. De toute façon, elle ne peut plus avoir de Bible. Les livres pourrissent autour d'elle. Si c'est Dieu qui veut cela, alors c'est qu'il ne veut plus d'elle. C'est sûrement pour cela qu'il lui a envoyé cette étrange capacité. Plus de foyer, plus de compagnie, et même plus de lecture. Plus de vie ?
Et pourtant... Seule, sans rien, elle hère toujours. La vie la délaisse, mais la mort ne l'emporte pas non plus. Personne ne semble vouloir d'elle. Mais c'est sûrement mieux ainsi. Là où il n'y a personne, il n'y a plus ni haine ni peur. Ni rejet. Elle n'a pas à se distraire d'une vie qui l'a rejeté. Elle n'a plus a rester là où personne ne veut d'elle. C'est sûrement mieux ainsi. Sûrement. C'est mieux. C'est ainsi. Alors pourquoi discuter ? Dieu sait ce qu'il fait. Si Dieu il y a...

Weather est fatiguée. Elle est épuisée, en vérité. Alors elle laisse faire les choses. « Sorcière, sorcière ! » lui crie-t-on. Elle sait. « Ma mère dit que Satan t'envoie et que Dieu nous met à l'épreuve ! » Peut-être bien. « Casse-toi, personne veut te voir, va traîner ton brouillard ailleurs ! » Puisqu'il en est ainsi. « Tu ne sers à rien, tout le monde te déteste ! » Et alors ? « Tu portes la poisse, quittes la ville ! » C'est une idée. « Va-t-en, on ne veut plus te voir traîner par ici, va-t-en ! » Il ne faut pas le dire deux fois. « VA-T-EN !! » Bien... « Weather, chère petite, les autres sœurs et moi pensons qu'il est temps pour toi de te montrer raisonnable et de rejoindre Aisling... » Soit. Qu'est-ce que cela change après tout ? Ici ou ailleurs ? Le malheur est partout le même. La solitude ne tolère personne. La mort la poursuivra, gardant toujours ses distances. Juste comme ça. Juste pour le jeu. Et quand la petite se retourne, la mort se cache. Et la vie ne cafte pas. La vie à autre chose à faire qu'à se préoccuper de Weather. Et encore moins si c'est pour l'aider à fuir. Toujours cette sensation de vertige. Elle tombe mais n'atterrit pas. Elle court vers nulle part. Que le temps lui semble long... Quelle heure est-il, au fait... ? Ah, déjà ? Elle aurait parié moins... Le temps est relatif, paraît-il. Elle ne voit pas en quoi. Rien ne lui semble relatif. Les choses sont comme elles sont, la notion de perception est bien lointaine. Ce que tout semble gris, à travers le brouillard... Au-delà, il y a des couleurs paraît-il... Weather ne sait pas, elle ne sait plus. Mais elle voit quelque chose, au loin, à travers la masse blanchâtre qui la suit comme son ombre.
De hautes grilles, un écusson déjà vu sur une enveloppe... Un portail ? Sur quoi s'ouvre-t-il ? Elle ne comprend pas tout de suite l'origine de cette question. Ah, c'est vrai, elle était curieuse, avant. Avant... Qui avait-il, avant, déjà ? Des lieux, des personnes, le ciel qui change. Une mèche devant ses yeux. Elle pend lamentablement, humide, encombrante. Pourquoi ne pas la couper ? Peut-être. Plus tard. On verra... Ses pieds avance machinalement. Il faut bien aller quelque part. Quelque part, c'est sûrement là, entre ses deux grilles ouvertes. Aisling ? Oui, ce nom lui dit quelque chose. « Bienvenue », ont-ils dit. Qui sont-ils ? … Est-ce que cela a la moindre importance ? En tout cas, ils ont l'air un peu ennuyé. C'est que, dans une pièce aussi étriquée qu'un bureau, son brouillard, il prend un peu de place. Ils discutent de quelque chose qui pourrait simplifier la conversation. On attrape délicatement une de ses mains bandées, on retourne son poignet et on y attache quelque chose. Quelque chose de gris... mais non. Non, ce n'est pas gris, c'est rouge. Oui, rouge. C'est même très rouge. Weather se rappelle de ce rouge. Elle l'a vu sur des coquelicots, avant. Quand ? Sûrement longtemps avant. Elle lève alors le nez de son poignet et voit d'autres couleurs. Plein. Les formes sont terriblement délimitées. Les angles sont durs, les coupures nettes. Tout paraît si vif, si agressif. Les gens parlent et sourient. Elle ne comprend rien. Tout ce qu'elle voit ampli sa tête, comble toute sa perception, elle n'entend plus rien. Il y en a de trop. Ils parlent, elle acquiesce mais son regard est vide. C'est trop. Tout tourne. Les couleurs s'assombrissent progressivement, ses paupières battent à toute vitesse pour tenter de retrouver un semblant de contenance, pour modérer ce trop plein, mais c'est insuffisant. Le noir l'engloutit et elle sent son corps basculer...

Weather ouvre les yeux. D'un coup. Et les referme. Aïe. Encore ces satanées couleurs. Elle garde les yeux fermés. Et articule à voix haute : « Suis-je morte ? ». S'il y a quelqu'un, il répondra. Sinon, elle fera autrement. Mais il y a bien quelqu'un. « Bien sûr que non, voyons. Quelle drôle d'idée ! ». Quelle idée ? C'est un fait. Les gens meurent. « C'est où, ici, si ce n'est pas la mort ? » continue-t-elle sans rouvrir les yeux. « C'est l'infirmerie ! » répond la même voix avec entrain. Weather entrouvre les yeux et bougonne : « Mais encore ? Il y en a des tas, d'infirmeries, vous savez, la vôtre n'est pas la seule ! » La personne laisse échapper un petit rire amusé. Weather la voit enfin entre ses paupières entre ouvertes, elle entre dans son champ de vision, s'approchant doucement. Oui, c'est bien une femme. D'un certain âge. Ou peut-être d'un âge certain. Elle s'en fiche. Elle a l'air plutôt gentille, cette femme. Et ça, Weather, ça ne la met pas en confiance... Elle pense que les gens gentils par nature, ça n'existe pas. Il y a toujours quelque chose, derrière la gentillesse. Une intention, une volonté. On est pas gentil « juste comme ça ». On est gentil « pour quelque chose ». Elle est gentille à en crever. Mais elle est en vie, elle aussi. Elles sont en vie toutes les deux. Ce n'est donc pas la mort ici. Dommage. Weather s'allonge sur le côté, tourne le dos à la gentille femme. Trop dommage. C'aurait été bien de pouvoir mourir ce coup-ci. Pouvoir partir, juste sans douleur, juste sans s'y attendre. Peu importe la raison. Il faut bien crever de quelque chose...

Weather se promène. La femme lui a dit « de ne pas se surmener ». Weather chancelle un peu. Mais elle remarque avec satisfaction que ses vêtements sont secs. Comment cela peut-il bien être possible ? Weather jette un œil à son poignet. Ce rouge. Ce rouge agressif est à l'origine de cela. Si elle le quittait... non. Elle préfère éviter pour le moment. C'est douloureux, les couleurs, mais ce n'est pas si mal, quand on s'y habitue. Weather pense à autrefois et ce dit que, même avant que son pouvoir ne se déclenche puissamment, à l'orphelinat de Limerick, elle devait déjà avoir un léger voile de brume autour d'elle. Car rien ne lui a jamais semblé aussi clair que maintenant. C'était en elle depuis toujours et elle ne s'est jamais douté de rien. Ça lui donnerait presque envie d'en savoir plus, tiens. La femme lui a donné des indications. Le chemin pour retourner au bureau. Doit-elle vraiment s'y rendre ? Une partie d'elle le souhaite, mais l'autre lutte farouchement contre cette idée. Elle n'a jamais eu besoin de personne, alors pourquoi maintenant ? Mais c'est faux. Bien au contraire. Elle a toujours eu besoin de quelqu'un. C'est juste qu'il n'y a jamais eu personne. Liam. Les sœurs. Ses ignobles parents adoptifs. Qui étaient-ils, au final ? Des quantités négligeables. Rien que des quantités négligeables. Même pas foutus de la comprendre. Et encore moins de l'aider, du coup. Elle a pourtant de bons souvenirs... A... avait ? Les a-t-elle toujours vraiment ? Tout ça semble tellement lointain. Il y a deux ans, elle se réveillait, comme aujourd'hui, dans un lit où l'on attendait patiemment son réveil. Il y a toujours eu quelqu'un pour attendre son réveil. Qui est-elle pour juger ces gens qui l'attendent ? Ils se donnent du mal, après tout. Rien que pour elle. En fait, c'est plutôt elle, la quantité négligeable. Elle ne mérite décidément pas autant d'attention... Weather s'arrête, interdite. Devant elle, la porte du bureau. Elle y est, finalement. Inconsciemment, ses pas l'ont guidé vers ce lieu qu'elle ne connaît pourtant pas vraiment. Weather jette un coup d'œil autour d'elle. Elle se sent un peu seul, sans son brouillard. Bon, puisqu'elle y est, autant entrer.
Elle cogne deux petits coups et entrouvre la porte. Elle est plutôt bien accueillie, au final. On lui explique bien. Ce qu'est Aisling, en détail. Son pouvoir, qu'on semble mieux comprendre qu'elle. Ce bracelet grâce auquel elle se sent presque normale. Mais il faudra le quitter. « Pourquoi ?! » s'écrit-elle, paniquée. Elle aurait voulu profiter encore un peu, quitte à repartir après. Parce qu'il faut apprendre, lui répond-t-on. Elle est là pour ça. Apprendre la maîtrise. Son don est puissant, paraît-il. C'est un don élémentaire. Il peut être très dangereux, pour le porteur comme les individus alentours. Weather sait. Elle a cru mourir plusieurs fois, avec toute cette moisissure autour d'elle. Mais son corps s'y est fait un peu, alors elle est toujours en vie. Mais ce n'est pas encore ça, ses mains bandées en témoignent. Weather raconte. Elle n'a jamais pu le faire avant. Mais là, elle a l'impression que ça sert à quelque chose. Qu'on comprend. On explique qu'il existe des solutions. Weather écoute. Patiemment. Finalement, des choses biens pourraient finir par arriver. Pourquoi pas ? Dans tout ce que la vie à d'aléatoire, il est impossible qu'elle soit malheureuse de A à Z. Il y aura forcément une accalmie. Il suffit d'attendre. Et puis qu'est-ce que la malheur ? A quoi ressemble le bonheur ? Elle a très bien pu le croiser sans savoir. Il est peut-être bien déjà passé tout prêt d'elle. Avec Liam, n'y avait-il pas un peu de bonheur ? Peut-être bien. Liam. Que dirait-il s'il la voyait là ? Que dirait-il s'il était là, si Weather enlevait ses bandages et lui montrait ? Si elle enlevait son bracelet et le cachait ? Que penserait-il ? Lui qui a toujours voulu savoir... Peut-être qu'il pressentait, au fond. Qu'il se doutait que Weather n'était pas juste Weather. Cette pensée la met mal à l'aise. L'idée qu'on ait pu la percer à jour sans qu'elle en sache rien.
On la congédie enfin. On lui demande de venir pour la rentrée prochaine. On est en mai. Déjà. Elle avait oublié. Le soleil l'ébloui. Lorsqu'elle avait passé ce portail dans l'autre sens, son brouillard lui masquait tout sur des mètres et des mètres à la ronde. C'est que, en extérieur, son brouillard, il aimait bien s'étaler. Ce soleil la fait souffrir. Elle regarde son poignet, hésitante. Bah, après tout, elle pourra bien le remettre après... Weather quitte le bracelet et, rapidement, une brume opaque monte du sol en volutes argentées. Bientôt, elle n'y voit plus très bien. C'est parfait. Elle a l'habitude, après tout. Ses yeux se reposent.

Après ça, après cette fois-là, tout s'est enchaîné plutôt vite. Mai passe, juin le suit, juillet accourt et août s'enfuit. Déjà septembre. Weather fait ses bagages. De nouveau. Weather rassemble ses affaires. Encore. Elle prend chaque objet avec mille précautions, essayant d'imprimer ces instants dans sa mémoire. Elle n'a pas l'intention de les voir se reproduire de si tôt. Si tout se passe comme prévu, elle est là-bas pour six ans. Et tout se passera comme prévu. Il le faut. Elle ne supportera pas un énième nouveau départ. Elle ne supportera pas de fuir encore. Elle ne le supportera pas de nouveau. Weather Time triompha de l'adversité pour se faire une place dans la prestigieuse Aisling. C'est ainsi qu'elle voit les choses. Elle ne veut pas perdre de temps à s'embrouiller avec davantage. Peu importe les moyens, ils seront justifiés par la fin. Weather a douze ans et entre en deuxième année. Sa valisette en main, elle franchit le portail. Au poignet, du rouge. Elle ne tient pas à se faire remarquer plus que nécessaire. Pas maintenant. Pas dans ces conditions. Peut-être plus tard. Si cela peut lui être utile. Elle lève haut le menton, acte lui conférant l'assurance dont elle manque cruellement. Ainsi traverse-t-elle la cour...
Weather s'en rappelle comme si c'était hier. Cela fait déjà quatre ans... A vrai dire, personne n'avait bien fait attention à elle. Chacun bien plus préoccupé par soi que par les autres... Sauf dans sa classe. Il y avait peu de nouveaux arrivants en seconde année, cette fois-là. Elle avait dû se présenter. Brièvement. Bien sûr. Elle n'aurait de toute manière pas su en faire davantage... Elle n'avait pas trop envie que l'on sache. Son passé. Et son absence de. Elle ne voulait pas devenir le centre de l'attention. Pas pour cela. Elle ne voulait pas devenir un sujet de racontar. Surtout pas. Elle avait mis du temps à parler aux autres. Mis à part quelques élus. Elle avait trouvé bien plus vite les gens auxquels elle ne pourrait -ou ne voudrait- jamais parler. Et ceux-là, Dieu seul sait si elle leur vouait une haine fidèle, depuis tout ce temps. La première année était passée plutôt vite. Tout était nouveau. La seule chose qui n'avait pas progressé bien vite était la maîtrise de son don. Elle avait nombre de fois engloutit ses petits camarades dans le brouillard lors des cours d'EPS. D'ailleurs, en dehors de ceux-ci, elle n'avait pas encore osé quitter son bracelet. Et le reste de l'école était plutôt de son avis. Ces gens-là aimaient bien voir le soleil, de temps à autre... Puis vint l'année suivante. Weather fût plus qu'heureuse de retrouver l'école après ces deux longs mois passés à l'orphelinat. Elle en avait d'ailleurs profité pour s'entraîner durement. Objectif : pas de rouge pour la rentrée. Évidemment, le résultat fût mitigé mais, fidèle à son engagement, Weather arriva sans bracelet cette année-là. Elle le remettait seulement pendant les cours, pour ne pas avoir à rester concentrée en permanence sur son « problème ». Elle commença alors à progresser dans la maîtrise de son don, à la grande satisfaction de son professeur -et de ses camarades, par la force des choses. Les verrues sur ses mains vinrent même à disparaître, laissant seuls quelques cicatrices. Néanmoins, par habitude, Weather garda ses bandages, y ajoutant des gants noirs pour plus de discrétion. L'année suivante, elle ne portait plus du tout de bracelet. Elle se trouvait alors en quatrième année et maîtrisait son don plus ou moins à moitié, ce qui lui permettait désormais d'en contrôler le déclenchement, et donc de s'en servir par un effort de volonté. Ce fût aussi la première année où elle l'utilisa à des fins malhonnêtes. Quelqu'un lui avait fait du tort et, Weather ayant gagné en assurance grâce à sa maîtrise croissante du brouillard, réussit à le piéger. Elle attendit, tapis dans un recoin, qu'il se trouve dans un couloir désert et laissa doucement monter une brume blanchâtre. La victime, perdue dans ses pensées, s'en aperçue trop tard. Les escaliers approchaient, mais où étaient-ils exactement ? Dans cinq mètres ? Deux ? Ou peut-êt... aïe. Moins, manifestement. Une jambe cassée. Weather nia tout en bloque. Sa présence comme celle de son brouillard. Et aucun témoin pour confirmer... Tan pis. Affaire classée.
Mais malgré tout cela, Weather resta relativement sage. Se tenant à l'écart des conflits, elle n'eût pas tant de raisons de se venger au cours de sa scolarité à Aisling. La seule anecdote notable de l'année qui suivit, hors le perfectionnement toujours plus poussé de son don, fût la découverte d'une petite extension de son pouvoir. Elle découvrit en effet que, en plus d'influer sur le brouillard, d'en maîtriser la présence, les mouvements et l'intensité, elle avait autorité sur la fumée. La fumée des cheminées, le filet âcre qui s'échappait des cigarettes, tout feu était susceptible de lui fournir une nouvelle source nuisible. Ce qui l'arrangeait plutôt dans le mesure où la chaleur avait tendance à rendre ardue la pratique de son don...

Quelques amitiés notables, quelques ennemis tout aussi notables, et s'en est fini. Sixième année. L'année actuelle de Weather. Ses relations avec les gens n'ont pas beaucoup changé. Malgré tout, elle semble quelque peu s'être ouverte, surtout à ceux que l'on appelle « spéciaux ». Weather préfère toujours ne pas trop parler de son vécu. Tout ceux qui la connaissent savent pour son amnésie, presque aucun ne sont au courant de son parcours après celle-ci. Weather ne tient pas à ce que trop de gens soient armés contre elle. Lorsqu'elle dépose son passé devant quelqu'un, c'est un gage de loyauté, ni plus ni moins. « Si je viens à te trahir, tu me puniras avec ça ». Alors Weather ne parle pas souvent. Mais certains savent. Ils feraient mieux d'en être fière, ils feraient mieux de comprendre ce que cela signifie. Sinon, c'est elle, qui le leur fera payer. Le prix fort.